LeSoleilSurMonOrdi.ca

DANICK DEMERS

15 ANS COMMIS D’ÉPICERIE AU IGA

JEAN-NICOLAS PATOINE jnpatoine@lesoleil.com

Danick a terminé sa troisième secondaire avec un bulletin qui pourrait rendre fiers bien des parents. Incluant ses grandsparents, qui l’ont accompagné sur le lieu de rencontre avec notre journaliste. «J’ai été exempté de mon examen final d’anglais et ça a passé très proche pour les mathématiques», a-t-il confié sur un ton modeste, assit sur les tables extérieures devant le IGA où il travaille depuis deux semaines. La veille de l’entrevue, il terminait son dernier examen, dont il est assez confiant en la réussite.

En profil multisports à sa polyvalente, celui qui a fêté son 15e anniversaire en mai dernier est comme plusieurs garçons de son âge : il adore le football et les jeux vidéo.

L’an dernier, Danick ne considérait pas se trouver un emploi. Il était encore trop tôt pour lui. «T’sais, je vais travailler toute ma vie dans le fond», rigole-t-il de cette évidence. Cette année, le moment est arrivé. Et se trouver un employeur n’a pas été bien difficile. Son père connaissait déjà le gérant d’épicerie de la succursale de Limoilou, Jean-François Drouin. Une seule rencontre et Danick a été embauché comme commis d’épicerie.

Son patron s’entoure de jeunes travailleurs, car trouver des personnes détenant de l’expérience est une denrée rare. «Et les curriculum vitae rajeunissent de plus en plus. Dans mes employés à temps partiel, la plupart sont mineurs», observe M. Drouin.

Ce qui a motivé Danick à faire le grand saut était le besoin d’un changement de routine. «C’était pour avoir de l’expérience de travail. À l’école, on ne voit pas ça. Et aussi pour avoir de l’argent de poche…», ajoute-t-il, en soulignant qu’il ne sait pas encore où iront ses premiers chèques de paies.

«Je pense que c’est un juste milieu entre profiter de l’été et avoir des responsabilités pour me faire des sous, parce qu’avoir trop de temps à un certain point, tu commences à t’ennuyer.»

Lève-tôt de nature, Danick n’est pas quelqu’un de stressé. Il apprécie particulièrement la «liberté» que lui apporte ce genre de poste. «On n’a pas vraiment un seul job en particulier. En fait, oui, mais une fois qu’il te montre comment faire, tu es libre de faire ton travail. La seule chose qui est plate c’est quand je ne sais pas quoi répondre aux clients. Puisque je suis nouveau, je ne sais pas où est chaque produit.»

Un propos qui plaît à JeanFrançois Drouin. «Il faut les comprendre, explique le gérant, et il faut les accompagner du mieux qu’on peut. Et mieux on les forme, plus on va les garder longtemps.»

À la fin d’une «offensive de sensibilisation» annoncée jeudi, les employeurs n’auront plus d’excuses, croit le ministre du Travail, Jean Boulet. Et les sanctions viendront vite si les patrons négligent de placer la sécurité des jeunes travailleurs parmi leurs priorités.

En entrevue au Soleil, le ministre a insisté sur ce point : les employeurs doivent respecter leurs obligations inscrites dans les lois du travail.

Dans les prochaines semaines, des agents de prévention visiteront des commerces dans les secteurs d’activité où les employés en bas âge travaillent massivement : hébergement, restauration, tourisme, commerce de détail. On rappellera aux employeurs l’importance d’obtenir le consentement écrit des parents pour les moins de 14 ans et d’assurer un environnement sécuritaire pour les apprentis travailleurs.

Les très jeunes au travail semblent plus nombreux qu’avant, constate lui-même M. Boulet, mais ce n’est pas sa principale motivation pour effectuer ce «nouveau tour de roue» préventif, qui s’ajoute aux actions déjà en mises en place par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) dans sa Stratégie jeunesse 2020-2023.

«On va être partout, dit le ministre. Je le fais, pas parce qu’on me dit qu’il y en a plus [de jeunes au travail], je le fais par mesure de prévention. […] Il n’y aura pas de compromis en matière de santé et de sécurité chez les enfants.»

Dans la foulée, il insiste sur les amendes possibles. De 600 à 1200 $ si on embauche un jeune de moins de 14 ans sans le consentement de ses parents, et de 1200 $ à 6000 $ en cas de récidive; de 1818 $ à 3632 $ si un environnement est jugé non sécuritaire, une deuxième récidive pouvant coûter jusqu’à 14 428 $.

«Je veux que ce soit considéré comme une circonstance aggravante si tu ne respectes pas ça», prend soin de répéter M. Boulet.

Les plus récentes données sur les lésions professionnelles chez les moins de 16 ans en disent long. De 79 en 2017, ce chiffre est passé à 203 l’an dernier, selon des chiffres fournis par le ministère du Travail. Les semaines suivant l’embauche étant propices aux blessures en raison de la nouveauté dans les apprentissages, les débutants sont particulièrement à risque, souligne le Ministère.

Pour éviter que la situation empire, le ministre Boulet demande même l’aide de la population, appelée à dénoncer une situation problématique en contactant la CNESST. «Elle va dépêcher des enquêteurs. Et s’il y a des violations, on fera enquête et des constats d’infraction seront émis si c’est justifié.»

COMBIEN DE TRÈS JEUNES?

Difficile d’avoir une idée du nombre de jeunes travailleurs de 14 ans et moins au Québec. Ces chiffres n’existent pas. Le ministère du Travail nous renvoie aux données de Statistique Canada et de l’Institut de la statistique du Québec. La première catégorie d’âge de ces recensements : 15 à 19 ans.

Ces données indiquent que 216 800 de ces jeunes ont occupé un emploi au Québec en 2021, une hausse par rapport à 2020, mais un chiffre comparable à 2019. Dans le contexte du rajeunissement de la main-d’oeuvre, ces données demeurent toutefois incomplètes.

Le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale — le nom complet de son principal poste — reconnaît que l’arrivée massive de très jeunes travailleurs «n’est pas particulièrement une bonne nouvelle». Certes, les employeurs qui y trouvent du personnel motivé poussent un soupir de soulagement en pleine pénurie de main-d’oeuvre. Mais cette nouvelle tendance vient avec son lot d’inquiétudes. La sécurité, oui, mais une autre mérite notre attention.

DÉCROCHAGE SCOLAIRE

«Ça soulève beaucoup de drapeaux jaunes», lance Manon Poirier, directrice générale de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés du Québec.

Mme Poirier insiste sur le décrochage scolaire. À l’automne, que feront ces jeunes qui gagneront des sommes inespérées cet été?

Dans le contexte de pénurie, les salaires deviennent plus intéressants à cause de la pression du marché. «Ces salaires-là ne sont parfois plus au salaire minimum, explique Mme Poirier. Ils sont à 15, 18, 20, 22 $ de l’heure. Quand tu n’as pas une grande passion pour l’école, ça devient intéressant de travailler, de se dire : “des emplois, il y en a plein pour moi”».

La pénurie ne doit pas servir de prétexte pour relâcher les efforts pour mousser la persévérance scolaire, soutient Jean Boulet. Les chiffres sont à la baisse au Québec depuis plus de 20 ans, mais il y avait encore 13,5 % de décrocheurs en 2019-2020. Un chiffre qui monte à 16,4 % chez les garçons.

La prochaine rentrée pourrait être révélatrice. «C’est certain qu’on va être extrêmement attentifs et vigilants quand ce sera le temps du retour en classe, promet le ministre. Je ne veux certainement pas que le travail contribue au décrochage scolaire.»

LES RÈGLES

Interdit pour un employeur de compromettre l’éducation d’un jeune, souligne la CNESST sur son site Web. Un travailleur de moins de 16 ans sans diplôme de secondaire 5 n’a pas le droit de bosser pendant les heures d’école. Règle générale, il lui est aussi interdit de travailler entre 23h et 6h. Les patrons ne peuvent demander à une personne d’âge mineur d’exécuter un travail qui dépasse ses capacités.

Pour Manon Poirier, toutefois, le cadre législatif aurait intérêt à être resserré. En particulier avec l’arrivée d’autant de très jeunes travailleurs dans un contexte de pénurie. Devrait-il y avoir un âge minimal pour le travail? Un nombre maximal d’heures de travail par semaine selon l’âge? Des questions auxquelles on doit répondre rapidement, croit-elle.

En ce moment, illustre Mme Poirier, un employeur qui a le choix entre fermer son commerce pour la journée ou appeler des employés de 14 ans qui ont déjà de longues semaines dans le corps se trouve aux prises avec une lutte de valeurs contradictoires.

«Légiférer n’est pas toujours la meilleure approche, mais je crois qu’un cadre légal viendrait permettre de s’assurer que tout le monde ait le même guide, que le combat de valeurs ne repose pas sur le propriétaire, que la décision [de travailler ou non] ne repose pas sur la bonne volonté du jeune», affirme-t-elle.

Là-dessus, le ministre n’ose pas trop s’avancer, mais on comprend que la situation est à l’étude. «Je ne suis pas en mesure de m’exprimer là-dessus. C’est pour ça que je veux faire des consultations approfondies et m’inspirer des meilleures pratiques à l’échelle internationale en matière d’encadrement du travail des enfants», dit-il.

«On va être partout. Je le fais, pas parce qu’on me dit qu’il y en a plus [de jeunes au travail], je le fais par mesure de prévention. […] Il n’y aura pas de compromis en matière de santé et de sécurité chez les enfants.»

— Jean Boulet (photo ci-haut), ministre du Travail

ACTUALITÉS

fr-ca

2022-06-25T07:00:00.0000000Z

2022-06-25T07:00:00.0000000Z

https://lesoleil.pressreader.com/article/281565179442619

Groupe Capitales Media