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L’AVENIR DE L’AGRICULTURE EST-IL DANS LES HAUTEURS?

JEAN-FRANÇOIS CLICHE jfcliche@lesoleil.com

Si ce n’était des champs de maïs qui l’entourent, le bâtiment ressemblerait bien plus à un petit entrepôt qu’à une ferme. Certes, le bassin de désinfectant dans lequel chaque visiteur doit se tremper les semelles en entrant laisse deviner qu’il ne s’agit pas d’un entrepôt normal. Mais rien, dans les longues rangées d’étagères vides qui s’y trouvent, ne laisse entrevoir quelque production agricole que ce soit. Et pourtant, si tout se passe bien, Sarah Lussier et son conjoint Dominic Martel prévoient sortir 2000 plans de laitue par semaine de cet «entrepôt» d’ici les prochains mois.

«On espérait procéder au lancement, avec nos premiers semis, la semaine dernière, mais un pépin de dernière minute nous a retardés. On devrait être bon pour lancer nos semis dès jeudi [23 juin, NDLR]», disait cette semaine Mme Lussier, qui s’occupe du côté agronomique du projet alors que M. Martel est responsable du volet affaires.

DENSITÉ DE PRODUCTION

La jeune entreprise s’inscrit dans un courant nouveau nommé «agriculture verticale» — d’où, d’ailleurs, le nom de cette ferme de Cap-Santé : Ferme Verti. L’idée générale est qu’en empilant des bacs hydroponiques les uns par-dessus les autres sur des étagères éclairées, on peut produire beaucoup plus de nourriture sur une même superficie de terrain que si on cultive sur «une seule couche» dans un champ ou dans une serre. La densité de production atteinte permet aussi de s’installer plus près des villes, voire carrément dedans.

De nombreux projets semblables ont vu le jour ces dernières années aux États-Unis et en Europe, mais la vague a maintenant atteint le

Québec. Hormis la Ferme Verti, située à Cap-Santé, l’entreprise de Québec Pure Récolte, qui vend des paniers de fruits et légumes directement au consommateur, est en train de lancer sa propre ferme verticale sur la route de l’Aéroport [https://bit.ly/3tUObzT]. Dans la région de Montréal, l’entreprise Ferme d’Hiver a lancé à la fin de 2021 [https://bit.ly/3bjUo1L] une serre verticale à Vaudreuil qui produira des fraises «hors saison» (d’octobre à juin) et qui vise à remplacer 10 % des importations de fraises au Canada. La Ferme Aquaverti, qui produit 36 tonnes de légumes-feuilles en plein sur l’île de Montréal, a triplé sa superficie de production en début d’année [https://bit.ly/3zUV9bW]. La Boîte maraîchère (qui a d’ailleurs aidé au démarrage de la Ferme Verti) produit à la verticale depuis 2017 sur l’île de Laval [https:// bit.ly/39FIY8p]. Et d’autres projets sont sur les rangs, notamment une «usine» — puisque ce mot convient peut-être mieux que «ferme» — de jeunes pousses de légumes-feuilles, pois, radis et brocoli qui devrait débuter sa production à Saint-Bruno-de-Montarville l’automne prochain, lisait-on dans La Terre de chez nous récemment [https://bit.ly/3zQPP9D]. Dans certains cas, les cultures peuvent atteindre plusieurs étages de haut.

D’où vient cet engouement soudain pour l’élévation? Si vous demandez aux plus chauds partisans de l’agriculture verticale, ils vous répondront quelque chose comme «c’est l’avenir de l’agriculture». Et il est vrai que la technique offre de belles solutions (bien que partielles, on y revient) aux problèmes environnementaux liés à la culture conventionnelle en champs. D’abord, en termes d’utilisation de l’espace, la performance de ces nouvelles fermes est absolument spectaculaire. Par exemple, la Ferme d’Hiver vise une production de 180 tonnes de fraises par année dans des locaux de 1150 m², alors qu’il faudrait plus de deux hectares (donc au-dessus de 20 000 m²) pour obtenir une telle quantité dans des champs. Quand on sait que la principale menace à la biodiversité est la destruction des habitats, ça n’est pas un mince avantage.

Ensuite, comme la production se fait en circuits fermés, l’essentiel des «intrants» reste à l’intérieur. «Toute notre eau est recyclée, dit Mme Lussier, il faut juste la traiter à l’ozone avant de s’en resservir [afin de la stériliser].» Combiné à d’autres mesures comme la désinfection des semelles et le port d’équipements sanitaires pour les visiteurs — une habitude commune à toutes les fermes verticales —, cela permet de garder les insectes et les maladies hors des locaux et de cultiver sans «pesticides chimiques» (des «biopesticides» peuvent toutefois être employés). C’est d’ailleurs en partie pour cette raison que la Ferme d’Hiver ne produit que d’octobre à juin : «L’été, nous faisons un vide sanitaire dans nos unités [… afin] d’éviter le développement de maladies», indique la porteparole Daphné Mailhot. (L’autre raison derrière cette pause estivale est que la ferme ne veut pas concurrencer des maraîchers qui sont partenaires de l’entreprise.)

En outre, ces circuits fermés éliminent le ruissellement des engrais vers les cours d’eau, ce qui est une cause majeure d’eutrophisation des lacs et d’éclosions d’algues bleues.

FORTS COÛTS

Alors où est l’attrape, comme on dit? Pourquoi tout le monde ne se convertit pas à la verticale? D’abord parce que tous ne le peuvent pas, puisque ce ne sont pas toutes les plantes qui se prêtent bien à la culture hydroponique — on ne verra jamais d’étagères de plants de maïs ou de pommiers, par exemple. Mais au-delà de ça, un des principaux reproches [https://bit.ly/3OC8Gcr] qui est adressé à l’agriculture verticale est surtout économique : démarrer ce genre de production implique de forts coûts pour construire (ou acquérir) un bâtiment, le chauffer, éclairer les étagères, etc. Toutes des choses qui sont gratuites dans les champs.

«C’est sûr que la rentabilité des fermes verticales n’est pas encore prouvée à 100 %, admet Dominic Martel, de la Ferme Verti. C’est une méthode de production qui est encore en développement, alors ce n’est pas comme d’ouvrir un McDo avec les recettes déjà toutes faites et où tu sais à l’avance combien le hamburger va te coûter et combien tu vas en vendre.»

Martin Bouchard, président et cofondateur de QScale, entreprise qui est en train de construire un énorme centre de traitement de données à Lévis, a songé à l’agriculture verticale pour récupérer la chaleur que ses serveurs vont générer, mais a fini par se raviser. «On est très au fait de ce qui se passe de ce côté-là et on pense que les fermes verticales ont beaucoup d’avenir dans les villes, dit-il. Mais à Lévis, on a l’équivalent de 100 terrains de football de superficie, alors ça ne faisait pas de sens de s’ajouter des contraintes supplémentaires et on a décidé d’y aller avec des serres plus traditionnelles. Par contre, sur notre site de Saint-Bruno [qui doit accueillir un autre centre de traitement de données de QScale], l’espace est plus limité et l’agriculture verticale, c’est ce qu’on regarde présentement. Ça a de beaux avantages, et l’intelligence artificielle pourrait beaucoup aider.»

Personne, dans l’industrie, ne nie qu’une ferme verticale coûte nettement plus cher à démarrer qu’une production en champ, ou même qu’une serre. Mais les avantages l’emportent quand même sur les inconvénients, insistent-ils. Ainsi, à cause de la densité de production, «notre CAPEX [dépense en capital] par tonne produite est presque la moitié d’une serre conventionnelle», dit Mme Mailhot, de Ferme d’Hiver.

«C’est vrai que le soleil est gratuit en champs, mais au Québec l’été dure juste trois mois alors que nous, on peut produire 12 mois par année. Notre rentabilité, on peut aller la chercher là», signale pour sa part Mme Lussier, de la Ferme Verti — qui s’est d’ailleurs établie à Cap-Santé, dans un bâtiment inutilisé d’une ancienne ferme laitière, justement pour réduire ses frais d’exploitation. Sans compter, ajoute-t-elle, que ses récoltes sont complètement à l’abri des gels imprévus, averses de grêle et des autres caprices de la météo.

«Avec le temps, les coûts vont baisser, prévoit M. Bouchard. La première voiture électrique a coûté extrêmement cher à produire, mais ça diminue continuellement depuis. Et je pense que ça va être la même chose avec les fermes verticales : on va finir par construire des vraies usines à nourriture.»

BIENFAITS ENVIRONNEMENTAUX EXAGÉRÉS?

Au-delà des doutes économiques, il se trouve également des gens très sérieux qui remettent en question certains des avantages environnementaux des fermes verticales. Certes, le fait de pouvoir faire pousser de la nourriture tout près, sinon carrément dans les centres urbains devrait permettre de réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) liées au transport. Sauf que le camionnage des denrées ne représente qu’une très petite partie des GES de l’agriculture, rappelait récemment le chercheur américain en environnement Jonathan Foley dans un billet de blogue [https://bit. ly/3NfC8nw]. Pour les plantes qui peuvent se cultiver en serre ou en hydroponique, c’est un gaz nommé «oxyde nitreux» qui est le principal GES et il est produit par des bactéries qui s’associent aux racines des plantes — les transports ne représentent qu’environ 10 % des GES agricoles.

Il y a pour l’instant encore assez peu d’«analyses du cycle de vie» au sujet des fermes verticales, qui prennent compte de (autant que possible) tous leurs tenants et aboutissants environnementaux, mais celles qui existent dressent des bilans relativement mitigés, principalement à cause des grandes quantités d’énergie consommée. Ici, la source d’électricité fait foi de tout, mais c’est un point à l’avantage des fermes verticales québécoises, qui consomment de l’hydro-électricité.

Une analyse française parue en 2018 [https://bit.ly/3OxEfUT]a conclu que l’empreinte écologique des fermes verticales est meilleure que celle des serres chauffées, mais comparable à l’agriculture conventionnelle. Une autre [https://bit.ly/3y9dYXJ] (pas encore parue officiellement dans la littérature scientifique, donc à considérer avec prudence) a calculé que pour le blé, la culture aux champs restait préférable. Et en début d’année, des chercheurs des universités Cornell et Rutgers avertissaient dans la revue savante Horticulturae [https://bit.ly/3QB2UtL] que si l’agriculture verticale est effectivement porteuse de très belles promesses environnementales, il lui reste encore beaucoup de pépins économiques et techniques à surmonter avant de pouvoir les tenir.

Une histoire à suivre, donc.

«La première voiture électrique a coûté extrêmement cher à produire, mais ça diminue continuellement depuis. Et je pense que ça va être la même chose avec les fermes verticales : on va finir par construire des vraies usines à nourriture»

— Le président et cofondateur de QScale, Martin Bouchard

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