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Le devoir de mémoire

ISABELLE LÉGARÉ isabelle.legare@lenouvelliste.qc.ca

Sylvain Dufour ne cherche pas à se défiler. Il a déjà entretenu des préjugés à l’égard des personnes autochtones. L’ex-agent de probation s’entend encore dire à ses collègues du temps : «Eux autres, dans leur culture, ils boivent, ils battent leurs enfants et font des agressions sexuelles.»

Il me jette un coup d’oeil, sachant que je note tout, particulièrement les citations comme celle-ci.

«Oui, j’ai déjà dit ça... J’ai moi-même véhiculé ces stéréotypes», renchérit celui qui n’a plus honte de ses origines qu’il a longtemps ignorées et refoulées. La fierté reprend ses droits.

L’homme de 60 ans a travaillé plus de 30 ans dans sa région natale, le Saguenay–Lac-Saint-Jean. Le retraité de la fonction publique et sa conjointe ont voulu se rapprocher de leur fille établie à Laval. Bécancour est devenue leur ville d’adoption en 2017. Le couple aime habiter à mi-chemin entre Montréal et Québec, à proximité des salles de spectacle qu’il aime fréquenter.

«Je ne suis pas un gars de bois. Moi, la chasse pis la pêche, ça ne m’intéresse pas», précise Sylvain Dufour, pince-sansrire, avant de sortir de son portefeuille une carte d’identité délivrée en 2016 par le gouvernement canadien attestant ses origines autochtones.

«Mon statut vient de Pessamit.»

Sylvain Dufour a toujours su que sa grand-mère maternelle, Anne-Marie Hervieux, était une Innue née à Chicoutimi. Après son mariage avec son deuxième époux, un non Autochtone, elle avait dû quitter sa communauté de Mashteuiatsh. En se mariant avec un Blanc, la femme perdait tous ses droits.

Des enfants sont nés de ce mariage mixte, dont la mère de Sylvain. Ses grands-parents et les autres membres de la famille parlaient peu des racines autochtones d’Anne-Marie, encore moins de sa culture.

«C’est comme si un morceau de l’histoire avait été effacé, que nous nous étions dit que ce n’était pas important.»

Sylvain Dufour a étudié en criminologie à l’Université de Montréal. Il se souvient de son arrivée dans la métropole, parmi des jeunes dont le parcours avait été plus facile que le sien. Issu de milieu modeste, le gars du Saguenay avait l’impression de se retrouver dans un autre monde.

«Je suis un produit des prêts et bourses», indique Sylvain Dufour qui évitait de parler de ses origines maternelles aux étudiants de sa cohorte.

«Lorsque tu viens déjà d’un milieu pauvre, tu ne rajoutes pas le kawish par-dessus», argue-t-il encore avec son franc-parler, en reprenant un terme péjoratif employé par des Blancs pour faire référence aux Autochtones.

«PAS LE TEMPS D’ÊTRE UN INDIEN»

En 1985, Sylvain Dufour entend vaguement parler d’un jugement permettant aux femmes ayant épousé un non Autochtone (et aux enfants nés de cette union) de demander le rétablissement de leur statut et de leurs droits en vertu de la Loi sur les Indiens. Sa grand-mère étant décédée, il n’a pas cherché à avoir plus de détails.

«J’ai déjà ma vie à gérer. J’ai trois enfants. Je n’ai pas le temps d’être un Indien», invoque-t-il à l’époque pour justifier son inaction.

L’homme me regarde de nouveau prendre des notes et m’arrêter sur sa dernière phrase... «Pas le temps d’être un Indien». Le sourire ironique, il lit dans mes pensées et avoue : «Ce n’est pas fin ce que je dis là.»

En 2016, Sylvain Dufour apprend qu’une tante, la soeur de sa mère qui est décédée, a demandé et obtenu le rétablissement de ses droits. Son neveu décide d’entreprendre la même démarche et est reconnu à son tour en tant qu’Indien.

Le temps, la maturité et une forme de laisser-aller l’ont amené à s’affirmer davantage comme un Autochtone. Aujourd’hui, Sylvain Dufour n’hésite pas à remettre les pendules à l’heure lorsque la situation l’exige. C’est mieux que c’était, mais une incompréhension perdure quant à la réalité des peuples autochtones.

À son arrivée à Bécancour, Sylvain Dufour s’est inscrit au cégep Kiuna, à Odanak, afin d’en apprendre davantage sur les cultures, les langues et les traditions.

Il est ensuite devenu intervenant à la Maison Carignan, à Trois-Rivières, où on vient en aide aux personnes alcooliques et toxicomanes. L’intervenant y a également rencontré des Autochtones aux prises avec la justice. Il a créé des liens avec eux en leur disant : «Je suis Autochtone. Tu n’es pas seul.»

Sylvain Dufour travaille maintenant au sein des Services parajudiciaires autochtones du Québec. Il rédige des rapports Gladue dans lesquels on prend en considération l’histoire familiale des accusés d’ascendance autochtone.

«Devant la cour, ils sont traités de manière différente, en tenant compte des sévices vécus et des impacts intergénérationnels. Si ton grand-père a été victime d’abus sexuels, il y a une chance que ton père soit fucké et que tu le sois aussi...», prétend celui qui concède qu’à une certaine époque, on ignorait ce qui s’est passé dans les pensionnats autochtones. Plus maintenant. Des traumatismes perdurent.

À pareille date il y a un an, Sylvain Dufour et sa conjointe débarquaient dans la communauté innue d’Unamen Shipu, en Basse-Côte-Nord. Un contrat de six mois.

«Je m’occupais d’un comité de justice et j’y ai fait de l’intervention.»

Une belle expérience de vie. Parmi les personnes côtoyées, certaines lui ont dit : «Tu es de troisième génération, tu n’es pas vraiment un Autochtone. Tu es un Blanc.»

Sourire en coin, il fait remarquer que ce n’est pas simple de faire sa place. Sylvain Dufour aurait cru entendre des connaissances de longue date, des non Autochtones qui ont une réaction similaire en apprenant qu’il a récemment obtenu son statut d’Indien. «Tu n’es pas Autochtone.»

Et pourtant, c’est le cas. Sylvain Dufour persiste et signe, comme sur sa petite carte d’identité avec sa photo dessus.

Aux uns comme aux autres, il raconte l’histoire de sa famille, en prenant soin de rappeler que si sa grand-mère avait été un homme, elle n’aurait pas perdu ses droits en mariant un non Autochtone.

Ses enfants et petits-enfants n’auraient jamais été exclus de facto. Ils n’auraient pas eu, comme lui, à se réapproprier un statut.

Il y a encore beaucoup à faire pour déconstruire les mythes, lutter contre les préjugés et transformer la honte en fierté. Sylvain Dufour n’entend pas s’arrêter.

«Je n’essaie pas de porter une cause. J’essaie juste de faire des petits pas, de faire valoir des choses. J’ai un devoir de mémoire.»

Envers sa grand-mère AnneMarie et les générations futures, autochtones ou non.

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