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UN GOUFFRE ENTRE FRANÇAIS PARLÉ ET ÉCRIT

CHARLES FONTAINE cfontaine@ledroit.com Initiative de journalisme local

La langue communautaire employée par les jeunes est fréquemment critiquée par leurs aînés. Les anglicismes et le non-respect des règles grammaticales se glissent fréquemment dans les conversations. Il n’y a pas de quoi s’inquiéter, dit la chercheuse Shana Poplack, c’est même tout à fait normal et naturel.

«Si j’aurais», «On va voir ça», «Je peux pas», sont tous des énoncés que les grammaires réprimandent, mais qui sont plus que répandus dans la langue communautaire. Alors pourquoi les étudiants ne respectent-ils pas ces règles? Est-ce que ça découle des enseignants? C’est ce qu’a voulu découvrir la professeure Shana Poplack, qui a fondé le Laboratoire de sociolinguistique à l’Université d’Ottawa, et qui étudie les idéologies linguistiques et les courants linguistiques dans différentes communautés.

À l’aide de son équipe, elle a comparé la langue parlée des enseignants de français à celle des élèves en trois situations, soit de manière formelle lors d’un débat évalué, dans des situations informelles en milieu scolaire et dans la communauté, ainsi qu’à la langue parlée de la communauté elle-même. C’est le corpus du français parlé à OttawaHull qui a été utilisé pour illustrer la langue communautaire. Après avoir étudié 323 locuteurs avec des dates de naissance qui s’étalent sur 148 ans et plus de quatre millions de mots dans l’enregistreur, Mme Poplack et sa brigade ont découvert que les étudiants s’appuient davantage sur la manière de parler de leur entourage que sur celle de leurs enseignants.

Est-ce que les élèves et les enseignants font beaucoup d’erreurs de français? «Je n’appelle pas ça des erreurs. C’est un non-respect de la norme enseignée et écrite», tient à mettre au clair Shana Poplack.

Parmi les quelques traits à l’étude, on remarque que le ne de négation est absent dans 99,8 % des cas dans la langue communautaire. Pourtant, c’est une des premières règles grammaticales qu’on nous enseigne. Chez les enseignants, le taux d’absence est moindre à 89 %.

«Les enseignements parlent bien — dit-elle avec de gros guillemets — le français, notamment en ce qui concerne certains traits grammaticaux. [...] Les enseignants de français utilisent beaucoup plus de formes standard que la communauté, mais sans pour autant utiliser 100 % de la forme standard, ce qui ne serait pas naturel du tout. [...] Dans presque tous les traits grammaticaux que nous avons étudiés, les étudiants s’alignent avec la langue communautaire», souligne la chercheuse.

Étant donné que le ne est quasiment toujours absent de la langue communautaire, il ne peut pas servir comme marque de négation, soutient-elle. Il est plus utilisé de manière stylistique dans les discours formels. Lors des débats des élèves, par exemple, ces derniers l’utilisaient dans leurs discours écrits et préparés. Mais quand il s’agissait d’un discours spontané, le ne se volatilisait des phrases négatives.

NORMALISER LA LANGUE PARLÉE

Malgré toutes les règles de français présentées dans les différentes grammaires, les étudiants se plient à la langue qu’ils entendent dans les conversations quotidiennes. Ce qui est tout à fait normal, assure Mme Poplack.

«Il y a des règles de la langue française qui sont utilisées tellement rarement que, si on les utilise, on a l’air bizarre. [...] Même si on nous enseigne l’imparfait du subjonctif, on ne peut pas l’utiliser dans nos conversations quotidiennes.»

Un autre exemple de trait étudié est l’emploi catégorique du pronom on au lieu de nous pour inclure le locuteur. Et il n’y a rien de quoi s’alarmer. «Non, pourquoi s’inquiéter? Les étudiants avancent des changements qui sont déjà en cours. Le nous est pratiquement inexistant [dans les conversations] depuis le 19e siècle. La prochaine génération ne va jamais entendre le nous, parce que leurs parents ne vont pas l’utiliser. D’ici deux ou trois générations, il va y avoir un gouffre encore plus énorme entre ce qu’on nous enseigne à l’école [et la langue orale]», soutient la professeure.

CHANGEMENT EN ÉDUCATION?

Même si Shana Poplack ne veut pas se prononcer sur ce que le système d’éducation devrait choisir d’enseigner aux élèves, il est clair qu’il faut mieux tolérer le non-respect des normes grammaticales à l’oral.

«Il faut arrêter de pénaliser la langue parlée. Ces punitions ne fonctionnent pas, ça n’a pas réussi à changer la façon de parler des jeunes. Une chose pour moi qui semble évidente est qu’on peut admettre et enseigner en conséquence qu’il y a une grande différence entre la langue écrite et parlée. On n’a pas besoin de stigmatiser la langue parlée», confie la directrice.

Elle rappelle que ces normes prescriptives sont seulement disponibles pour la population qui a les moyens de suivre une éducation complète.

«Il y a des règles de la langue française qui sont utilisées tellement rarement que, si on les utilise, on a l’air bizarre»

— La professeure Shana Poplack

«La bataille pour rapprocher la langue écrite et parlée sera une bataille immense. Les gens vont défendre la langue écrite jusqu’au dernier souffle. Les gens doivent apprendre toutes sortes de règles qu’on n’utilise pas dans la vie de tous les jours.»

Les grammairiens vont continuer de faire leur boulot en tentant de ramener à l’ordre la jeune génération qui, elle, imitera les discussions communautaires.

LE POINT

fr-ca

2022-06-25T07:00:00.0000000Z

2022-06-25T07:00:00.0000000Z

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