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LE CASSE-TÊTE DU PAPIER

Les problèmes d’approvisionnement persistent et inquiètent à l’approche de la rentrée littéraire

JUSTIN ESCALIER jescalier@lesoleil.com

Depuis le début de la pandémie, le papier se fait rare.

Des rouleaux des imprimeurs jusqu’aux étagères des librairies, prix de la ressource, pénurie de main-d’oeuvre et distribution plombent la production. À l’approche de la rentrée littéraire, la situation persiste et inquiète.

TOUTE LA CHAÎNE AFFECTÉE

La pénurie de papier qui sévit depuis de nombreux mois n’est pas la faute d’un maillon isolé de la chaîne de production. Tous les niveaux déraillent, ce qui n’épargne pas la logistique : manque de chauffeurs routiers pour transporter le papier,

manque de personnel pour assurer le suivi des commandes… Le directeur général de Coop Zone Éric Fong s’est par exemple trouvé dans l’incapacité d’obtenir des informations sur une commande de livres qui devait arriver au port de Québec, car le suivi n’avait pas été fait par manque de personnel.

Le chef des affaires publiques de l’imprimeur Transcontinental Charles David Mathieu-Poulin soulève lui aussi la problématique de la logistique, notamment dans le transport maritime, secteur qui a subi de plein fouet les conséquences de la pandémie. Certains types de papier, tels que le papier dit «couché», que l’on retrouve notamment dans les livres de cuisine et les recueils de photos, n’est pas en plus grande santé. «C’est un papier qui vient principalement d’Europe, et les difficultés du transport maritime augmentent les délais de livraison», explique Arnaud Foulon, président de l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL).

Ces problèmes de logistique pourraient pousser les éditeurs à imprimer sur le marché local sans se tourner vers l’Asie ou l’Europe, ce qui accroît la pression sur les producteurs de pâte à papier, qui ne sont alors plus forcément capables de suivre la cadence, selon le directeur de la succursale Saint-Roch de la librairie Pantoute Benoit Vanbeselaere. Le responsable a connu des déboires avec une commande de livres prévus pour Noël dernier qui a fini par arriver en retard à la suite de l’incendie du bateau qui la transportait. Il pense qu’à terme, le monde de l’édition québécoise devra faire un choix : imprimer à l’étranger pour conserver une certaine rapidité et privilégier le choix des lecteurs, ou prendre son mal en patience en acceptant des délais plus longs. Le directeur de la maison d’édition Alto Antoine Tanguay, de son côté, ne voit pas la situation du même oeil. «On est au Québec dans un quasi-monopole et peu de joueurs peuvent concurrencer les plus grands qui, comme les plus petits, n’ont pas d’autre choix que de vivre avec la crise du papier.»

LE MILIEU DU LIVRE VICTIME DE SON PROPRE SUCCÈS

Assez paradoxalement, la pénurie de papier qui affecte le monde de l’édition est en partie liée à la hausse des ventes de livres depuis quelques années. «On nous vante depuis 10 ou 15 ans les vertus des livres numériques, mais beaucoup de gens préfèrent lire sur du papier», souligne le président de l’ANEL Arnaud Foulon. Alors que l’industrie du livre québécoise a de plus en plus recours à du papier recyclé, c’est précisément ce type de papier qui connaît une pénurie importante. «Quand on a fermé tous les bureaux à cause de la pandémie en 2020, les producteurs de papier recyclé ont connu des problèmes d’approvisionnement», explique M. Foulon, pour qui la hausse des ventes de livres depuis la pandémie a «fait du mal» à l’industrie du papier, qui s’est vue dans l’impossibilité de suivre le rythme.

Le responsable des membres du Québec pour le secteur de la pâte à papier pour le syndicat Unifor Renaud Gagné évoque de son côté la nouvelle réglementation montréalaise qui régit la publication des publisacs, désormais distribués à la demande. «On pouvait recycler 90 % de ces publisacs pour en faire du papier. C’est une grande source de matière première qui vient à nous manquer depuis quelques semaines», explique-t-il. Il craint qu’à terme, le papier à recycler vienne à manquer au Québec, ce qui pousserait alors les industries à se tourner vers les États-Unis pour s’approvisionner en matières premières. «On perdrait quand même pas mal de vue l’objectif premier de faire du papier recyclé dans cette situation quand on regarde les émissions de gaz à effet de serre que la situation générerait», précise-t-il.

LE PRIX

DES LIVRES À LA HAUSSE?

Alors que la rentrée littéraire approche à grands pas, la faible disponibilité du papier pourrait poser problème et se répercuter directement sur le porte-monnaie des lecteurs. «Le prix ne va pas doubler en quelques semaines, mais il y aura sans doute une augmentation de deux ou trois dollars dans les

«On nous vante depuis 10 ou 15 ans les vertus des livres numériques, mais beaucoup de gens préfèrent lire sur du papier»

— Le président de l’Association nationale des éditeurs de livres, Arnaud Foulon

prochains mois», anticipe Benoit Vanbeselaere de la librairie Pantoute. Le directeur d’Alto Antoine Tanguay reste lui aussi mitigé sur une forte hausse des prix, mais confirme que la tendance du marché est quand même à la hausse. «Le livre est un objet culturel qui est demeuré sensiblement au même prix depuis 20 ans alors une augmentation en douceur est à prévoir», avance-t-il.

LA CRAINTE D’UNE RUPTURE DE STOCK

Outre la hausse des prix, anticipée par les éditeurs et les libraires, la disponibilité de certains titres soulève les interrogations de l’industrie du livre, qui fonctionne plus que jamais avec des spéculations. «Les réservations sont faites depuis avril, et on ne pourra faire imprimer plus que ce qui est prévu», estime Arnaud Foulon de l’ANEL. Les lecteurs pourraient donc peiner à trouver les plus grands succès de l’automne dans leur librairie à cause des risques de rupture de stock. «En fin de course, c’est le lecteur qui choisit quels livres seront des succès. Nous, on envoie des représentants commerciaux présenter les livres dans les librairies. Les libraires font leur choix en fonction de ce qu’ils estiment être à fort potentiel, mais ils peuvent se tromper ou ne pas avoir anticipé un succès en commandant suffisamment d’exemplaires», explique M. Foulon.

La question se pose aussi pour les commandes de manuels scolaires in extremis. «Si un professeur reçoit son affectation à la dernière minute, il va passer sa commande de livres scolaires trop tard pour qu’on puisse l’obtenir avant le début des cours», explique le directeur général de Coop Zone Éric Fong.

Sur le plus long terme toutefois, l’éditeur Antoine Tanguay ne pense pas que le livre papier soit en crise, bien qu’il soit «bousculé par le contexte pandémique et les orientations des grandes papetières». Selon lui, le papier est «un paquebot qui prend du temps à tourner. Il faudra du temps pour que la situation revienne à la normale».

UNE INDUSTRIE TIRAILLÉE ENTRE LE CARTON ET LE PAPIER

À l’heure de l’explosion du commerce en ligne et de la disparition du plastique d’emballage, le secteur du carton connaît une forte croissance, qui se fait en partie au détriment de l’industrie papetière. Selon Louis Bouchard, responsable des enjeux régionaux pour le Canada chez Produits Forestiers Résolu, la fermeture de plusieurs machines à papier dans les papetières de la province a fortement affecté la production. «L’offre de papier est moindre dans la province, alors que la demande est en hausse depuis la pandémie, notamment dans le papier recyclé», explique-t-il. Le choix de prioriser le carton a par exemple été fait par Krueger, une papetière basée à Trois-Rivières. Après avoir converti une première machine à la production de carton en 2016, toutes les autres ont suivi en 2017.

D’autres usines aux quatre coins de la province ont aussi connu des réaffectations ou des fermetures. «Avec la pandémie, il a fallu produire plus de papier hygiénique et de papier tissu. En parallèle, de plus en plus d’entreprises utilisent le carton pour remplacer le plastique d’emballage ou pour la livraison de colis et de repas», énumère Renaud Gagné du syndicat Unifor. Selon les statistiques de son syndicat, près de 45 % de la production de papier européenne s’est tournée vers d’autres secteurs, fragilisant ainsi le reste de la chaîne, alors obligée de compenser les pertes de matière première brute.

Surtout que la production de carton au Québec n’est pas forcément destinée au marché québécois. Le directeur de la succursale SaintRoch de la librairie Pantoute Benoit Vanbeselaere a dû changer de fournisseur de boîtes d’emballage, car le premier voyait toute sa production rachetée par Amazon «qui pouvait payer deux fois plus cher, à grands coups de dollars américains».

Pour Renaud Gagné, la solution pourrait venir des plus petits imprimeurs, souvent plus flexibles sur le type de papier à produire. «Des papetières comme celle de Dolbeau ou de Kénogami peuvent changer de produit facilement.» Le gouvernement a aussi annoncé une aide de 1 milliard $ pour soutenir le secteur du papier et moderniser les usines de production. En 2022, l’industrie du papier fait vivre près de 22 000 personnes dans la province et contribue au PIB à hauteur de 2,178 milliards $, selon l’Institut de la statistique du Québec.

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2022-08-13T07:00:00.0000000Z

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