LeSoleilSurMonOrdi.ca

MADAME JEANNINE, FIDÈLE RÉSIDENTE DE SAINT-JEANBAPTISTE DEPUIS 90 ANS

MYLÈNE MOISAN mmoisan@lesoleil.com

«Il y avait l’imprimerie Légaré en face, elle a été là pendant des décennies. Et il y avait l’épicerie Vachon, au coin de la rue.» Jeannine Béland habite le quartier Saint-Jean-Baptiste, dans la même maison où elle est née, il y a 90 ans.

«Le lait venait en cheval.»

Dans un des quartiers les plus densifiés de Québec, il faut imaginer les calèches monter la côte Sainte-Geneviève recouverte de grosses pierres, tout comme la rue Robitaille à côté de chez elle. La rue de la Tourelle, où Jeannine habite, était en ciment, elle n’a pas connu l’époque où elle était en terre.

La Ville ne s’occupait pas des trottoirs. «Chacun payait pour son trottoir. Sur la rue Robitaille, il y en avait en bois, avec trois grands madriers. Dès qu’on avait les moyens, on le faisait en ciment.»

Un indice de pauvreté avant la lettre.

La vie de quartier n’avait rien à voir avec aujourd’hui, on pourrait presque croire à l’entendre qu’elle a grandi en banlieue. «Tout le monde se connaissait. Le quartier, c’était notre terrain de jeu, on jouait au baseball, au hockey, à la cachette, au jeu de tomate, à l’élastique.»

Au jeu de tomate? «On avait une boîte de tomates, on donnait un coup de pied dedans, on se cachait.»

C’est devenu «Kick la cacanne». Ils étaient huit enfants chez Jeannine, une douzaine à côté. «Il y avait une autre famille pas loin, ils étaient cinq. Quand il y en a un qui sortait dehors, tous les autres sortaient, comme des coquerelles!» me raconte Jeannine dans un éclat de rire.

Elle n’a jamais oublié le goût des «pets de soeur à deux sous qu’on achetait le jeudi à l’épicerie Nadeau. Je payerais cher pour en remanger!»

Quand elle ferme les yeux, elle «voit passer le boulanger, les marchands de fruits et de légumes qui passent à cheval, pis les quêteux qui frappent à notre porte. Il y avait aussi la Guignolée qui passait, ils étaient tous un peu chaudailles! Il y avait le réparateur de parapluie avec sa cloche, il en réparait, des parapluies.»

C’était l’époque où on ne jetait rien.

C’était l’époque aussi où on ne viraillait pas pendant une demiheure pour trouver où stationner. «L’épicier avait une auto, le garagiste aussi. L’autre plus proche était sur la rue Sainte-Claire.»

Née en 1932, au coeur de la Grande Dépression, un peu avant la Deuxième Grande Guerre, Jeannine se souvient du charbon qu’on livrait, de la misère aussi. «La pauvreté qu’il y avait ici, c’était incroyable. L’habillement laissait souvent à désirer, mais chez nous, on mangeait assez bien. Les voisins qui étaient 12, ils mangeaient une dizaine de livres de patates par repas.»

Les réfrigérateurs étaient rares, ils ont eu leur premier en 1955. À Noël.

La mère de Jeannine était le propriétaire de l’immeuble. «Ça coûtait 10 $, 12 $ de loyer par mois, mais avec le krach et la guerre, les gens n’avaient pas les moyens de payer.»

Ça tourne autour de 700 $ aujourd’hui.

C’est au journal Le Soleil qu’elle a commencé à travailler, dans l’édifice emblématique de la rue Saint-Vallier, elle avait une vingtaine d’années. «Je travaillais à l’expédition, on revenait à la maison avec “la chemise noircie et une moustache” à cause de l’encre. «Avec les filles, on avait beau jaser fort, mais on n’entendait rien à cause du bruit. On courait, le train partait à 16h, des fois les presses brisaient, mais il fallait que ça parte.»

Elle avait posé au centre de la table une pièce d’imprimerie, le «O» de l’ancien logo du quotidien qu’elle a toujours gardé.

Tout comme le souvenir d’Armand, son seul amour, il travaillait à l’expédition aussi. Ils se sont fréquentés un peu, mais Jeannine ne pouvait pas s’engager davantage. Elle prenait soin de sa mère, aveugle. «Elle est née à Paris […], elle a perdu la vue à 38 ans, moi j’avais 11 ans. Je m’en suis occupée toute ma vie, pendant presque 50 ans, jusqu’à son décès en 1986. C’était impensable de me marier ni d’avoir des enfants.»

Elle qui en voulait 12.

Mais elle ne regrette rien. «J’ai consacré ma vie à ma mère. J’en suis bien fière, bien contente, on ne pouvait pas la laisser des années sans sortir.»

J’avais l’impression que les gens étaient plus intolérants qu’avant, c’était avant de m’assoir avec Jeannine. «Les gens n’enduraient rien. Si on s’assoyait sur le perron de la voisine, elle nous envoyait une chaudière d’eau chaude par l’escalier… Je te dis qu’on décollait! C’était tellement strict dans ce temps-là.»

Ils ont joué une fois «aux cinq cennes», la police est débarquée.

Il y avait même deux salons funéraires dans le quartier, des magasins de vêtements, quelques rares commerces ont survécu jusqu’ici, la pâtisserie Simon et l’épicerie Moisan. «Tous les vendredis, on allait acheter du poisson en revenant de l’école», se souvient Jeannine.

Elle trouve que trop de commerces ont disparu. «On a tout perdu nos magasins, nos commerces, la boucherie. Avant on avait tout, il ne reste plus rien. Avant, on se parlait, je ne vois plus d’enfants, je ne connais presque personne. Moi, je n’ai pas bougé.»

Tout a changé autour.

Jeannine sort moins souvent, une mauvaise chute dans l’escalier il y a cinq ans a altéré sa mémoire à court terme, ce qui ne l’empêche pas de garder un oeil sur ce qui se passe dans le quartier. Ou sur ce qui ne s’y passe pas, comme l’enfouissement des fils électriques, promis depuis belle lurette. «La Ville nous a oubliés.»

Jeannine n’a pas oublié.

Il y a 90 ans jour pour jour, le samedi 13 août 1932, on apprenait dans Le Soleil que le crêpe plat était en spécial chez Paquet, à 69 sous la verge, et que le prix du beurre avait monté. On y lisait que «quinze autres bébés ont été envoyés hier à Chicoutimi par le train de nuit. C’est la troisième expédition due à une trop grande affluence à la Crèche Saint-Vincent-de Paul.»

C’était Québec, Jeannine n’avait pas encore cinq mois.

LA UNE

fr-ca

2022-08-13T07:00:00.0000000Z

2022-08-13T07:00:00.0000000Z

https://lesoleil.pressreader.com/article/281560884574322

Groupe Capitales Media