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VIKTOR BOUT, MARCHAND DE MORT ET VEDETTE DE CINÉMA

JEAN-SIMON GAGNÉ jsgagne@lesoleil.com

Qui est Viktor Bout, le plus célèbre marchand d’armes du monde, aujourd’hui emprisonné aux États-Unis? Un marchand de mort? Un agent secret russe? Un homme d’affaires sans scrupules? Au moment où la Russie envisage «d’échanger» Bout contre la joueuse de basketball américaine Brittney Griner, Le Soleil retrace le parcours invraisemblable de celui que l’on surnommait le «Bill Gates des trafics». Coeurs sensibles, veuillez vous abstenir.

Bangkok, Thaïlande, 16 mars 2008. Dans une salle de conférence du chic Sofitel, le russe Viktor Bout brasse de grosses affaires. Prière de ne pas déranger. Monsieur s’apprête à conclure une transaction de 20 millions $ avec deux représentants des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), un groupe de guérilla qui barbote aussi dans le trafic de drogue.

Pour éviter d’attirer l’attention, Bout et ses comparses se présentent comme des vendeurs de «machinerie agricole». Ils en rient de bon coeur. Dans les faits, la transaction comprend notamment 5000 fusils d’assaut AK 47, 100 missiles sol-air et une quantité appréciable de Semtex, un puissant explosif.1 De quoi labourer beaucoup de terres agricoles en Colombie...

Chut. Ne le répétez pas trop fort, mais Viktor Bout vient de tomber dans un piège. En réalité, les négociateurs des FARC sont des agents doubles de la DEA, l’Agence antidrogue américaine. L’un d’eux, Carlos Sagastume, est un ancien officier guatémaltèque qui s’était compromis dans le commerce de cocaïne. L’Agence lui verse désormais des millions $ pour qu’il risque sa vie en jouant les Super Méchants.2

Au bout de deux heures, la transaction est bouclée. L’ambiance devient plus détendue. La conversation s’anime. «Nous voulons abattre ses fils de putes d’Américains, grogne l’un des faux négociateurs. De quel droit interviennent-ils partout?3

— Nous avons le même ennemi, rugit Viktor Bout. Pour moi, ce ne sont pas juste des affaires! C’est un combat personnel!

Il n’en dira pas plus. Des policiers en armes font soudain irruption dans la salle. «Les mains en l’air!»

— Vous comprenez ce qui se passe? demande un policier à Viktor Bout.

— Oui, la partie est finie, répond le marchand d’armes.

LA MORT EST MON MÉTIER

Petit retour en arrière. Au faîte de sa gloire, au début des

années 2000, Viktor Bout se vante de pouvoir livrer «n’importe quoi, à n’importe qui, n’importe où sur la planète». Air Cess, sa principale compagnie d’aviation, compte une trentaine d’appareils. Elle emploie 300 personnes.4

Viktor Bout, c’est la neutralité de la Croix-Rouge, mais appliquée au trafic des armes. Monsieur traite avec tout le monde. Sans poser de question. En 1994, il transporte des troupes françaises pour mettre fin au génocide au Rwanda, avec la bénédiction des Nations Unies. Au même moment, il transige aussi avec le sinistre Charles Taylor, que les mêmes Nations Unies soupçonnent d’avoir massacré des civils au Libéria. Les affaires sont les affaires.5

Au Sierra Leone, Viktor Bout approvisionnait même le sanguinaire chef de guerre Sam «Mosquito» Bockarie. Un exploit digne de mention. Après avoir pillé, tué et violé, les soldats de Mosquito avaient l’habitude d’achever le travail en amputant un bras ou une jambe des survivants. D’un coup de machette. À froid. «Nous ne faisons pas de prisonniers, se vantait le Mosquito.6

Partout où c’est possible, Viktor Bout mise sur tous les tableaux. En Angola, il approvisionne à la fois le gouvernement marxiste-léniniste et les rebelles anticommunistes de l’UNITA. Il en tire une certaine fierté.

— Est-ce que vos clients se doutent que vous vendez parfois des armes à leurs pires ennemis? lui demande un journaliste.

— Bien sûr, répond Viktor Bout. Ils savent bien que si je ne le fais pas, un autre le fera à ma place…7

LE SAIGNEUR EST MON BERGER

La légende de Viktor Bout ne cesse de grandir. On le surnomme «le McDo des armes». Mais Monsieur se présente plutôt comme un homme d’affaires «honnête».8 Et accommodant, par-dessus le marché. Avec lui, le paiement peut se faire en argent comptant, en or, en diamant ou en coltan, un minerai très utilisé dans les appareils électroniques.9

En Afghanistan, on raconte que le défunt commandant Massoud payait son «ami» Viktor avec des émeraudes. À l’époque, Bout ne cachait pas son admiration pour celui que l’on surnommait «le lion de Panshir».

Remarquez, cela ne l’empêchait pas de vendre des armes aux talibans, ses ennemis jurés. Il ne faut jamais mélanger les affaires et les sentiments...

Avec Viktor Bout, on se sait plus démêler le vrai du faux. On raconte qu’il aurait aidé Al-Qaïda à sortir ses réserves d’or de l’Afghanistan, en 2001. On prétend que ses pilotes encaissent 10 000 $ pour un seul vol. On chuchote aussi qu’il profite de la «protection» de Russes haut placés, notamment celle d’Igor Setchine, un proche de Vladimir Poutine que les critiques surnomment «Dark Vador».10

En 2003, lors d’une rare entrevue, Bout annonce à un journaliste du New York Times qu’il s’est réinventé. Le voilà devenu «végétarien» et «écologiste». Le marchand d’armes rêve de sauver la forêt amazonienne. Il veut faire des reportages sur l’arctique russe pour National Geographic. Dans un grand rire, il ajoute qu’il donne sans compter à l’UNICEF.11

Interrogé sur ses liens possibles avec le KGB, Bout joue les vierges offensées. Jamais, au grand jamais, il n’a frayé avec ces gens-là. «Ma maman pleure à chaque fois qu’elle lit dans un journal que j’ai des liens avec le KGB», confie-t-il en riant.12

VEDETTE D’HOLLYWOOD

En 2005, Viktor Bout obtient la consécration ultime. Hollywood lui consacre un film sanglant, Lord of War! Avec l’acteur Nicolas Cage dans le rôle principal! Il importe peu que le personnage soit un collage inspiré par les «exploits» de quatre vendeurs d’armes différents. La critique n’y voit que Viktor Bout, alias le plus célèbre vendeur d’armes de la planète.13

Dès le début du film, le ton est donné. «Il y a 550 millions d’armes en circulation sur la Terre, commence le vendeur d’armes, surnommé Youri Orlov. Cela représente environ une arme pour 12 personnes. La seule question qui mérite d’être posée est la suivante : comment vendre des armes aux 11 personnes qui n’en possèdent pas.» Plus tard, Orlov ajoute : «Vous dites que je suis le Mal. Malheureusement pour vous, je suis un mal nécessaire.»

Viktor Bout estime que le film lui fabrique une image trop «diabolique». Il le juge aussi trop… «cynique»! «Je trouve ça dommage pour Nicolas Cage, explique-t-il. Il méritait un meilleur scénario.»14 Il n’empêche. Plus tard, un ami remarquera le DVD du film Lord of War, bien en vue, dans la bibliothèque du marchand d’armes. Un peu comme on affiche une médaille.

Il est vrai que Viktor Bout est bien placé pour savoir que le film oublie des épisodes juteux. À mi-chemin entre la tragédie ou la farce. Un soir, il serait même parti en hélicoptère pour acheter des bières à un bon client assoiffé, le Congolais Jean-Pierre Memba. Un allerretour de 100 kilomètres, en pleine brousse, au beau milieu d’un pays en guerre civile! Voilà ce qui s’appelle une vraie soif!15

LA UNE

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2022-08-13T07:00:00.0000000Z

2022-08-13T07:00:00.0000000Z

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