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À QUOI RESSEMBLAIT UNE ÉLECTION IL Y A 100 ANS?

JEAN-SIMON GAGNÉ jsgagne@lesoleil.com

Envie d’une destination de voyage vraiment exotique? Le Soleil a ce qu’il vous faut, avec une plongée dans la campagne électorale survoltée de janvier 1923. Un bref voyage dans le temps où il est question de vampires, de fake news et des télégraphes, ces fraudeurs qui votent à plusieurs reprises. Bon séjour. Et méfiez-vous des assemblées politiques un peu trop survoltées, où il est facile de recevoir une bonne claque sur la «yeule». Êtes-vous prêts pour le départ?

Tout commence par un coup bas. À la fin de l’année 1922, les observateurs ne croient pas que le premier ministre, Louis-Alexandre Taschereau, osera déclencher des élections en plein hiver. Après tout, son Parti libéral détient une majorité écrasante au Parlement. L’opposition conservatrice apparaît désorganisée. Rien ne presse.

Les observateurs se trompent. Non seulement le premier ministre déclenche des élections le 11 janvier, mais il opte pour une campagne de 25 jours. La durée minimum! Au diable l’esprit chevaleresque! L’adversaire est au tapis. Il décide de le piétiner!

Le lendemain du déclenchement des élections, le Parti libéral publie un manifeste de 304 pages.1 Des milliers de mots pour chanter ses propres louanges! Il n’y manque que des angelots qui jouent de la harpe, comme fond sonore. Autant dire que la grosse machine rouge se préparait depuis des semaines.

Les conservateurs sont pris de vitesse. Ils dénoncent un «coup de force».2 Au final, le parti n’aura pas le temps de dénicher un candidat dans chacune des 85 circonscriptions avant la date limite des mises en candidature. Huit candidats libéraux seront élus par acclamation, faute d’adversaire.

Les cyniques disent qu’il s’agit d’un net progrès. Lors des élections précédentes, en 1919, pas moins de 47 députés sur 81 avaient été élus sans opposition!

«PLUS DE LAIT, MOINS DE WHISKEY»

Arthur Sauvé, le chef conservateur, fait campagne sur le thème de la... liberté. Il dénonce la «tyrannie» de Taschereau. Il ne prononce jamais un discours sans attaquer le monopole de la Commission des liqueurs, l’ancêtre de la SAQ. Vous verrez ses partisans en colère faire irruption dans les assemblées libérales en criant «Whiskey!» ou «Liberté!»

Hélas, le Parti conservateur ressemble souvent au chasseur qui tire 20 fois sur un gros tigre, à bout portant, avant de s’apercevoir avec horreur qu’il utilise des cartouches à blanc! À la fin janvier, le parti croit toucher la cible en publiant des publicités-chocs dans L’Action catholique, un journal religieux. «Plus de lait, moins de whiskey», clame la première.3 «[La loi sur l’alcool] empoisonne notre race et la rend esclave», affirme une deuxième.

Sur le coup, les publicités font grand bruit. Les conservateurs exultent. Est-ce qu’ils sont en train de renverser la vapeur? Pas tout à fait. Au bout de quelques jours, les publicités s’arrêtent mystérieusement. Plus tard, on apprendra que le premier ministre Taschereau s’est plaint à l’archevêque de Québec, Louis-Nazaire Bégin. Comme

par miracle, L’Action catholique a aussitôt cessé de diffuser les publicités.

Entre le gouvernement Taschereau et l’Église, on ne se refuse rien. En décembre, un député libéral a même fait adopter une motion pour obliger tout le monde à réciter une prière, au début de chaque séance de l’Assemblée.

Qui a dit qu’on ne gagnait pas les élections avec des prières?

UN SPECTRE HANTE LA CAMPAGNE

Impossible d’y échapper. Tout le monde en parle. Un spectre hante la campagne électorale. Celui de Blanche Garneau, une jeune fille retrouvée morte dans le parc Victoria, en juin 1920. La malheureuse aurait même été violée avant d’être assassinée. Deux ans plus tard, l’affaire n’en finit plus de rebondir. L’enquête a été bâclée. Les vrais coupables n’ont jamais été arrêtés.4

Les rumeurs les plus folles se répandent. Un pamphlet anonyme, «La non-vengée», raconte que Blanche Garneau a été victime d’un club de vampires. Une «clairvoyante» de Montréal se dit sur les traces de l’assassin.5 Il est vrai que le spiritisme bat des records de popularité. L’un des «spiritualistes» les plus en vogue, l’anglais George Vale Owen, se targue d’avoir inventé une nouvelle méthode infaillible. Il communique avec les esprits par écrit! Il paraît que cela évite les malentendus!

Ne nous détournons pas du sujet. Très vite, le drame de Blanche

Garneau a pris une tournure politique. On chuchote que le pouvoir protège des jeunes gens de bonne famille. Les fils de deux députés libéraux sont mis en cause. Un hebdomadaire à scandales, The Axe, accuse à tort et travers. Il promet 5000 $ à quiconque découvrira l’identité des coupables.6

Le premier ministre Taschereau intervient dans l’affaire avec toute la subtilité d’un coup de massue en plein front. Il dénonce les «fausses nouvelles». Il poursuit le journal Le Devoir pour diffamation. Il utilise les privilèges de l’Assemblée pour faire condamner un journaliste. Il convoque une Commission d’enquête qui innocente tout le monde.

Rien à faire. L’affaire Blanche Garneau colle à la peau du premier ministre. Partout, il est poursuivi par des manifestants déterminés. Même au lancement de sa campagne, le 18 janvier, à Québec, vous entendrez des gens furieux qui l’interpellent. «Parle-nous de Blanche Garneau!» «Justice pour la non-vengée!»7

«JUDAS, TU NE PARLERAS PAS!»

Peu importe. Les libéraux occupent le pouvoir depuis 25 ans. Ils débordent de confiance. «Notre victoire est assurée», répète le premier ministre Taschereau. Des farceurs racontent qu’il a donné un ordre clair à ses organisateurs, en vue du 5 février. «Le jour des élections, j’espère que vous n’allez pas dépenser comme des fous pour acheter des votes. Nous sommes sûrs de gagner, de toute manière.»

Le 30 janvier, le premier ministre se trouve à Château-Richer pour se mesurer à son ennemi juré, Armand Lavergne, lors d’une assemblée contradictoire. Les partisans de Taschereau se présentent en grand nombre. Ils détestent Lavergne, rebaptisé «l’insulteur national». Les plus hardis se mettent à hurler «Judas! Tu ne parleras pas!» Une bagarre éclate.8 «Il y a même eu du sang», relate Le Soleil.

Un incident de parcours? Non, seulement le train-train habituel!

Le soir du 1er février, à quelques jours du scrutin, il faut se rendre au grand rassemblement organisé par les libéraux au Monument national, à Montréal. Malgré les précautions, les organisateurs sont vite débordés par la foule immense. La salle est archipleine. L’ambiance est survoltée. On trouve des gens partout, y compris dans les corridors et les escaliers.

Au moment où le premier ministre prend la parole, il y a de l’électricité dans l’air. «Un groupe de solides gaillards exhibent des muscles rebondissants et des visages rouges de résolution», écrit Le Devoir dans son langage fleuri.9 L’orateur est accueilli par un mélange de huées et d’applaudissements. Ça ne l’impressionne pas. «J’espère que trois ou quatre braillards ne vont pas m’empêcher de parler», commence-t-il.10

Le discours se poursuit durant trois quarts d’heure. Le tumulte devient indescriptible. On se bat dans les gradins, les escaliers, les couloirs. Les quelque 200 policiers présents dans la salle ne suffisent pas. À la fin, il faudra la présence de la brigade antiémeute pour que les gens retournent chez eux…

«NE VENDEZ PAS VOS VOIX»

Plusieurs journaux s’inquiètent de la tournure de la campagne. Le 2 février, même La Malbaie est le théâtre d’une assemblée houleuse qui vient près de tourner à la mêlée générale.11 Des germes de guerre civile dans Charlevoix? Avouez que ça fait réfléchir.

La veille du scrutin, le dimanche 4 février, la messe n’est pas tout à fait comme d’habitude.

Tous les curés y lisent un appel au calme. «Abstenez-vous de toute menace et de tout acte de violence, demandent-ils. […] Ne vendez pas vos voix, ce serait vous dégrader et vous rendre esclave.»12

Avouez que ça promet!

Bof. Tout le monde n’a pas envie de baisser le ton. Le même jour, les curieux se donnent rendez-vous à l’hôtel de ville de Trois-Rivières pour assister à l’assemblée d’un jeune candidat conservateur qui fait grand bruit. Le prodige est incommodé par une légère extinction de voix, gracieuseté des nombreux discours prononcés durant la campagne. Mais ça ne fait rien. Comme d’habitude, ses paroles sont incendiaires. Un vrai spectacle.

Le candidat dénonce la «tyrannie» de Louis-Alexandre Taschereau, qu’il rebaptise le «Kaiser» ou le «Tsar». Il accuse le gouvernement de flageller de peuple «avec un fouet rouge».13 Il assimile à du «bolchevisme» la monopole de l’État sur les ventes d’alcool. Selon lui, tout ça fait monter inutilement le prix «du p’tit verre qui ragaillardit l’ouvrier».14

Au final, le fort en gueule sera défait par 284 voix. Mais le Québec n’a pas fini d’entendre parler de lui. Il s’appelle Maurice Duplessis.

UN MORT VOTE DANS QUÉBEC-EST

Le jour du scrutin, le 5 février, il fait un froid... historique. Habillez-vous chaudement. La température ne dépasse pas -26 °C à Roberval. Il fait -27 °C à Québec. À Doucet, en Abitibi, on enregistre un spectaculaire -54,4 °C. Encore aujourd’hui, il s’agit de la température la plus basse jamais enregistrée au Québec.15 Par gentillesse, nous vous faisons grâce du refroidissement éolien...

Le froid intimide certains électeurs.16 Mais il ne décourage pas les «télégraphes», ces gens qui votent à la place d’un autre. Une tradition tenace. Quelques décennies auparavant, à Montréal, des fraudeurs disposaient même d’une salle pleine de costumes, de perruques et de barbes postiches. Ainsi ils faisaient voter un volontaire à de multiples reprises, en échange de quelques sous.17

À Québec, le 5 février, plusieurs «télégraphes» sont arrêtés. Cela inclut un homme qui essayait de voter à la place d’un électeur mort, dans Québec-Est.18 Sur l’île de Montréal, une centaine de fraudeurs sont identifiés durant l’avant-midi. L’incident le plus grave survient dans la circonscription de Saint-Laurent, lorsqu’une cinquantaine de «gros bras» envahissent le bureau de vote no 51. Après avoir tabassé le responsable, ils repartent avec la boîte de scrutin.19

Au centre de Montréal, dans la circonscription de Mercier, le candidat conservateur prétend avoir intercepté 40 fraudeurs, au coin des rues Mont-Royal et Papineau. Les escrocs transportaient au moins 600 bulletins de vote. Apparemment, ils circulaient à bord de voitures qui portaient une plaque d’immatriculation du Québec à l’avant, et une plaque de l’État de New York à l’arrière.20

LES RAISONS DU «BOLCHEVISME»

Au soir du 5 février 1923, le Parti libéral remporte une victoire décisive, avec 64 sièges sur 84.21 Le ministre libéral Joseph-Édouard Perrault réussit même l’exploit de se faire élire dans deux circonscriptions électorales différentes, celles d’Arthabaska et d’Abitibi! Un tour de passe-passe parfaitement légal, il va sans dire.

Reste que les Rouges ne s’en sortent pas indemnes. Les villes élisent des candidats de l’opposition. À Montréal, les conservateurs remportent 13 des 15 circonscriptions. À Québec, la circonscription de Saint-Sauveur se choisit un député «ouvrier» catholique, Pierre Bertrand. Un exploit rarissime.

Sur le coup, les deux partis crient victoire.22 Mais très vite, tout le monde se questionne sur les aspects moins glorieux de la campagne. On se demande où est passé le civisme. On s’inquiète de la montée de la violence. D’une manière générale, on estime que les fausses nouvelles favorisent la propagation des idées radicales, notamment le «bolchevisme», l’autre nom du communisme.

Le bolchevisme? À ce sujet, la palme revient au président d’une grande association de dentistes britanniques, qui croit en avoir trouvé la cause. «Le bolchevisme est causé par la mauvaise dentition. Je n’ai jamais rencontré un bolcheviste avec des dents saines, assure-t-il. Une telle infirmité déprime et engendre un esprit révolutionnaire.»23

ÉPILOGUE : L’HUMOUR DE 1923

Le mot de la fin appartient aux conservateurs, dont une blague de l’année 1923 est parvenue jusqu’à nous. Un trait d’humour qui se moque de l’attitude jugée trop conciliante du cabinet Taschereau envers le gouvernement fédéral. Mais voyez plutôt.

«Un ministre du gouvernement Taschereau se rend à Ottawa pour une rencontre officielle. Tout de suite après, il décide de se magasiner un manteau pour l’hiver. Il opte pour un long vêtement qui lui arrive en bas des genoux.

À son retour à Québec, le ministre découvre avec stupéfaction que le manteau lui arrête à la taille. Il s’en va raconter la chose au premier ministre Taschereau.

— À Ottawa, il m’arrivait en bas des genoux. À Québec, il s’arrête à la taille. Comment est-ce possible?

Alexandre Taschereau le regarde d’un air navré.

— Mon pauvre ami! Tu ne souviens donc pas qu’à Ottawa, nous sommes toujours à genoux?»

Notes

(1) Bernard Vigod, Taschereau, Septentrion, 1996.

(2) L’Action catholique, 11 janvier 1923, P. 1. (3) L’Action catholique, 20 janvier 1923, p. 13. (4) Bernard Vigod, Taschereau, Septentrion, 1996.

(5) Le Soleil, 6 août 1920, P. 12.

(6) Qui a tué Blanche Garneau?, Le Soleil, 20 juillet 2019.

(7) L’Action catholique, 19 janvier 1923, p. 1.

(8) L’Action catholique, 30 janvier 1923, p. 1.

(9) Le Devoir, 2 février 1923, p. 8.

(10) L’Action catholique, 2 février 1923, p. 1.

(11) L’Action catholique, 3 février 1923, p. 9.

(12) La Presse, 2 février 1923, p. 1.

(13) Le Nouvelliste, 5 février 1923, p. 7.

(14) Conrad Black, Duplessis, Les Éditions de l’Homme, 1977.

(15) Rapport de données quotidiennes pour février 1923, https://climat.meteo. gc.ca

(16) Le taux de participation atteint

56,4 %.

(17) Il y a cent ans et plus, lors des élections, il fallait compter avec des «télégraphes», jeanprovencher.com, 29 septembre 2018.

(18) L’Action catholique, 5 février 1923, p. 7.

(19) La Presse, 5 février 1923, p. 1.

(20) Le Devoir, 5 février 1923, p.1.

(21) Les élections dans la circonscription de Gaspé auront lieu une semaine plus tard.

(22) Bernard Vigod, Taschereau, Septentrion, 1996.

(23) La Presse, 27 janvier 1923, p. 6.

(24) Antonin Dupont, Taschereau,

Guérin, 1997.

(25) Le Soleil, 20 janvier 1923, p. 17.

(26) Étienne Faugier, Automobile, transports urbains et mutations (...), 1919–1939, Revue d’histoire urbaine, Volume 38, Numéro 1, automne 2009

LE POINT

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