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«SHOTTAS» CONTRE «SPARTANOS»

En Colombie, le port de Buenaventura sous le joug des gangs

HERVÉ BAR Agence France-Presse

BUENAVENTURA — Principal port du littoral pacifique colombien, Buenaventura est le théâtre d’une guerre sans merci entre deux gangs rivaux qui ont mis la ville en coupe réglée et s’affrontent pour le contrôle des quartiers, aux dépens d’une population terrorisée.

«Shottas contre Spartanos, nous assistons en ce moment à une nouvelle guerre urbaine et territoriale» inédite, résume Juan Manuel Torres, chercheur pour la Fondation paix et réconciliation.

«La situation est devenue très violente et hors de contrôle», dans une cité de 320 000 habitants sous emprise, ajoute-t-il.

576 tués entre 2017 et 2021, le taux d’homicide le plus élevé du pays, 50 disparitions forcées l’an dernier, 300 arrestations, plus de 250 armes saisies... les chiffres donnent le vertige.

Déambuler dans les rues à nids de poule de la ville portuaire cernée par les bras de mer où flottent les déchets en plastique confirme ce sinistre catalogue.

«IMPÔT DE LA RUE»

Dès le milieu d’après-midi, les commerces baissent le rideau, les rues se vident. Les habitants s’enferment à double tour derrière des grilles de fer. Les plus pauvres se réfugient dans leurs masures sur pilotis ou baraques en tôles, les pieds dans l’eau et les immondices.

Les zones disputées entre les deux gangs — baptisées «frontières invisibles» — sont les plus dangereuses.

Dans cette ville fantôme, des policiers patrouillent prudemment, l’arme pointée vers les façades. De nombreuses maisons, dont les occupants ont fui, sont fermées ou abandonnées.

Ce soir-là, une camionnette de la morgue, sous escorte et à la lumière des lampes torche, vient ramasser un cadavre criblé de balles. Cette fois, c’est un «Shottas» qui a été tué.

Dans ce quartier Jean XXIII, les incidents sont quasi-quotidiens. C’est ici que les deux bandes se sont affrontées à l’arme automatique pendant plusieurs heures le 30 août, une «nuit de terreur» qui a défrayé la chronique nationale.

«L’autorité dans les quartiers, ce sont les Shottas et Spartanos», se navre l’évêque de Buenaventura, Mgr Ruben Dario Jaramillo.

«Ils sont plus forts que le gouvernement, les habitants n’ont d’autre choix que de se soumettre [...] Nos quartiers, nos communautés sont en danger», souligne le prélat.

«C’est un échec total de l’État. Ils ont coopté la population, enrôlent à tour de bras des gamins sans aucun avenir», renchérit le chercheur de la Fondation Parres.

«Les jeunes ne peuvent plus rien faire, ni sortir de leur quartier, parfois même pas de leur maison», s’accable Wilmar Valencia Orozco, un activiste local. «Les frontières invisibles, c’est terrible. Des jeunes sans histoire se font kidnapper et tuer juste parce qu’ils habitent dans tel ou tel quartier.»

«Shottas» et «Spartanos» sont nés fin 2020 d’une scission au sein d’un même cartel criminel alors hégémonique, «La Local». Maîtres chez eux, ils diffèrent, mais collaborent avec les groupes armés basés dans les jungles de la périphérie.

Les autorités locales affirment que leur cité est victime d’une «violence importée». Mais «c’est une guerre menée par les enfants de la ville», avec deux gangs agissant «comme des parasites sur la société», selon M. Torres.

«La colonne vertébrale de leur business, c’est le narcotrafic. Puis le microtrafic, l’extorsion... et maintenant le commerce légal», décrypte Mgr Jaramillo.

Les deux gangs ont en effet mis la main sur l’alimentaire local : «les oeufs, le fromage, les fruits... aucune denrée de base n’échappe à leur racket», selon M. Torres.

«Extorsion!» : le mot revient en boucle chez tous les habitants interrogés, chez qui la peur est omniprésente.

«Regardez tous ces magasins à louer», fait remarquer un médecin, montrant du coin de l’oeil les nombreuses vitrines et magasins vides. «Beaucoup de commerçants ont dû fermer. Si vous ne payez pas, ils vous tuent! [...] Buenaventura c’est la loi des gangs!»

«J’achète mes fruits beaucoup plus cher. Les grossistes doivent payer les racketteurs, ce qui fait monter les prix», confirme le patron d’une échoppe.

«Il y a deux impôts ici, l’officiel, et celui de la rue. Et celui-là, on le sent passer!» souffle un chauffeur de taxi.

CHANCE DE PAIX?

Chaque groupe compterait autour de 400 à 600 membres, jusqu’à un millier si l’on compte ceux qui sont en prison.

«Nous parlons de petites armées, bientôt à l’échelle de classiques guérillas», souligne M. Torres. «Ils sont les enfants de la guerre, du narcotrafic et des déplacements forcés. De la pauvreté et du racisme aussi. Ce sont des organisations criminelles de troisième génération.»

L’un des principaux enjeux de cette guerre «est l’accès aux bras de mer» serpentant jusqu’au pied des maisons, en particulier le principal estuaire longeant le sud de la ville, précise un responsable militaire, le lieutenant-colonel Samuel Aguilar.

Car qui dit accès à cet estuaire «signifie un accès libre à la baie» et la garantie de pouvoir mener tranquillement ses trafics.

Militaires et policiers sont présents sur le terrain, de jour comme de nuit, a-t-on constaté. Mais la tâche est immense, dans une ville à la géographie particulièrement complexe.

«Les deux bandes disposent d’une logistique énorme et de plein de petites mains, “les mouches”. Nous ne pouvons pas être partout à la fois», explique l’officier.

«Il y a une forte pression des forces de sécurité, mais cela ne suffit pas», souligne Mgr Jaramillo, qui insiste sur «l’importance de développer les services publics».

Élu à l’été, le nouveau président de gauche Gustavo Petro s’est inquiété de la «grave situation de violence» à Buenaventura,

«abandonné depuis des décennies par l’État colombien».

Le 6 septembre, il s’est rendu sur place pour tenter d’y mettre en oeuvre son projet de «paix totale» qu’il ambitionne pour tout le pays, et qui entend proposer notamment aux grands cartels criminels de se rendre à la justice en échange «d’avantages juridiques».

«Les deux groupes ont exprimé par courrier leur disposition à négocier [...] et à se soumettre à la justice», selon M. Petro.

Shottas et Spartanos — qui publient désormais des communiqués — sont dans l’expectative, confirment diverses sources. «C’est pour eux une forme de reconnaissance. Et c’est une chance de ne pas mourir ou finir en prison», analyse M. Torres.

«Ils sont fatigués de s’entretuer et de se cacher. Ils aspirent juste à profiter de leur argent», confirme l’activiste M. Orozco.

Les acteurs locaux s’accordent à dire qu’il y a une «opportunité pour la paix». Mais «il faut faire très attention» met en garde l’évêque, car «ce sont des délinquants, pas des militants politiques».

Et dans l’hypothèse où les deux gangs accepteraient de cesser leurs lucratives activités, qu’estce qui garantit qu’un autre groupe criminel ne viendra immédiatement prendre la suite?

LE MONDE

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2022-10-01T07:00:00.0000000Z

2022-10-01T07:00:00.0000000Z

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