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REVENIR À QUÉBEC, AUX RACINES, À 89 ANS

MYLÈNE MOISAN mmoisan@lesoleil.com

J’ai commandé un café crème, lui une pinte de Smithwick’s. Je ne pouvais pas rencontrer Daniel Griffin ailleurs qu’au Pub Galway, rue Cartier, à quelques pas de l’école où il a étudié, de l’église où, le dimanche, il était servant de messe.

Près d’où il habite, à la résidence Le St-Patrick.

«On dit que je suis le plus québécois des Irlandais et le plus irlandais des Québécois», me lance l’homme de 89 ans, de jolies lunettes vertes sur le nez. Posé sur la chaise à côté de lui, un foulard vert. «C’est ma belle-soeur qui me l’a tricoté, je le porte quand il fait froid. J’ai toujours quelque chose de vert sur moi.»

Parce qu’il porte toujours l’Irlande en lui.

Né d’un père irlandais de Shannon et d’une mère de Saint-Félicien, Daniel a grandi sur la rue Saint-Joachim en Haute-Ville, huit enfants dans un quatre et demi. «Je me souviens, quand j’avais huit ou neuf ans, j’étais plus attiré par les francophones, mes frères et soeurs par les anglophones.» Ça parlait anglais à la maison, ça mangeait du ragoût et de la tourtière, la vraie, du Lac.

On ne l’a jamais traité de «patte de poils», le surnom qu’on donnait aux anglos.

Il a fait les 400 coups avec ses amis, a sonné aux portes avant de s’enfuir, a versé une bouteille de savon dans la fontaine qui était sur la terrasse Dufferin. Il se rappelle, les patinoires étaient ouvertes du début décembre jusqu’en avril, patiner était ce qu’il aimait le plus. Aujourd’hui, on perd souvent les glaces avant la semaine de relâche, en mars.

Ils glissaient en toboggan sur les rues Scott, Saint-Augustin, Claire-Fontaine.

Daniel passait tous ses étés chez son oncle Frank qui avait le bureau de poste à Shannon, comme une petite Irlande où il jouait avec ses cousins et ses cousines, où il savourait les tartes de tante Minnie, aux framboises ou aux bleuets. Il fréquentait les autres familles d’Irlandais, nombreuses, à s’être établies au nord de la ville. C’est là où il a voulu savoir son histoire, l’histoire de ses racines, de l’Irlande et des Irlandais, les Griffin et les autres qui ont traversé l’Atlantique.

À 17 ans, il s’est trouvé un bon boulot à l’assurance-chômage, mieux que son père qui lavait les planchers de l’édifice Price.

Il ne ratait pas une fête de la Saint-Patrick.

Puis, dans les années 1960, comme tous ses frères et ses soeurs, suivis de sa mère, Daniel est allé s’établir à Montréal avec sa Jacqueline, avec qui il s’est marié en 1962, avant d’aller vivre un an en Californie. C’est à Montréal qu’il a fondé sa famille, quatre gars, il a pu se payer une maison en vendant un terrain qu’il avait acheté à Shannon.

Sa femme voulait envoyer les enfants à l’école anglophone, lui

voulait les envoyer à l’école francophone. «J’ai gagné là-dessus.»

Il a travaillé pendant 35 ans, a pu prendre sa retraite à 53 ans, en 1987. «Ma deuxième vie a commencé», d’abord par un voyage à Dublin, quelques jours après avoir fermé pour une dernière fois la porte de son bureau. Puis il s’est inscrit en histoire, à l’Université du Québec à Chicoutimi pour se rapprocher de ses racines maternelles.

L’été, pendant sept ans, il est allé à l’université en Irlande.

Mais ce n’est pas sur les bancs de l’université qu’il a appris le plus. «J’ai toujours été attiré par les raconteurs. En Irlande, j’allais dans les pubs et je demandais au tenancier de me présenter le plus vieux du village. Et là, je m’assoyais avec lui et on jasait de beaucoup de choses, de comment était la vie là-bas.»

LE RACONTEUR

Il se souvient de cet homme, «c’était un conducteur à cheval pour un joueur de cornemuse, il me disait : “Je couche avec Miss Green”… c’était le gazon, il dormait sur le gazon.»

C’est dans cette tradition orale qu’il a voulu s’inscrire, en devenant le raconteur de l’histoire des Irlandais de Québec. «En Afrique, il y a l’expression “griot”, c’est comme un historien de l’oral. On pourrait dire que je suis le griot de Shannon, j’ai la mémoire, la vieille mémoire surtout, c’est important pour moi.»

Les premiers Irlandais sont débarqués à Québec en 1820-1825, suivis d’une autre vague dans la deuxième moitié des années 1840, alors que l’Irlande criait famine. «Dans les années suivantes, les Irlandais étaient presque en majorité ici. Ceux qui sont restés sont de la première vague, ils se sont établis entre autres dans la vallée de la Jacques-Cartier, à Stoneham dans Portneuf. Ça a été très difficile, ils n’avaient pas l’expérience de l’hiver ni de la forêt.»

Daniel est devenu une référence pour quiconque cherche ses racines irlandaises à Québec, pour quiconque aime les histoires.

Mais pour que sa mémoire ne soit pas perdue, il a commencé il y a quelques années à coucher sur Facebook ses souvenirs, les pages d’histoires des Irlandais de Québec.

«J’essaye d’écrire pour qu’il reste quelque chose. C’est important d’avoir des écrits, il y a beaucoup de choses qui sont oubliées malheureusement.»

Daniel a regroupé ses statuts dans un petit livre, My Story Book, il ne lui reste qu’un exemplaire des 400 qu’il a imprimés.

À 89 ans, il aurait pu rester à Montréal où il a passé la majeure partie de sa vie, où sont ses quatre enfants, ses neuf petits-enfants, son arrièrepetit enfant de deux ans. Eh bien non. Il y a quelques mois, Daniel est revenu s’établir à Québec. «À Montréal, je ne me suis jamais senti chez moi.» Il a choisi la résidence Le StPatrick, ce n’est pas par hasard.

Il ne va plus dévaler la rue Scott avec un toboggan, il ne va plus sonner aux portes avant de prendre les jambes à son cou, il ne va plus à la messe.

Mais il est revenu chez lui.

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