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QUAND LE DESIGN EST EN GUERRE

BENOIT GIGUÈRE Collaboration spéciale

Le design est en guerre depuis toujours. Il est en conflit avec la laideur. Il est aussi l’ennemi de l’inutile et du superflu. Car le bon design est utile. Quand le design ne se fait que beau, c’est de l’art, pas du design. Que l’on cesse donc, à tort, d’associer le design à la seule beauté. Le design est d’abord fonction. Quand on parle de design d’objet, on parle de design industriel et celui-ci ne doit pas être qu’industriel, il doit être industrieux. Il doit être un outil de résolution de problème et un créateur d’innovation pertinent.

Ainsi, le design peut servir une cause. Voilà près d’un an que le conflit entre la Russie et l’Ukraine perdure et le design existe dans ce conflit cruel et dévastateur.

Parlez-en aux milliers d’hommes, de femmes et d’enfants mutilés par les combats et notamment par les sinistres et sournoises mines antipersonnelles.

Le design est en guerre avec la guerre.

LE DESIGN HUMANITAIRE

D’après l’organisation humanitaire internationale Humanité & Inclusion (HI) : «[...] les mines ont causé des blessures importantes à près de 4561 personnes en 2020. Près des deux tiers des victimes doivent désormais vivre avec des séquelles permanentes».

Pierre Léonard, designer graphique de formation, est le président du conseil d’administration de la branche canadienne de HI. Il nous raconte comment, notamment en Thaïlande et au Cambodge, naissent les ébauches des premières prothèses de fortune qui seront au final remplacées par de véritables prothèses professionnelles grâce à l’intervention d’Humanité & Inclusion.

NÉCESSITÉ FAIT LOI

«Lorsque les fondateurs de HI se sont rendu compte qu’aucune organisation humanitaire ne prenait en charge les victimes de mine antipersonnel dans les camps de réfugiés thaïlandais à la frontière du Cambodge en 1982, ils se sont dit qu’ils devaient non seulement traiter et opérer les victimes, mais aussi leur fournir les moyens de reprendre leur vie en main, retrouver leur mobilité et l’usage de leurs membres pour le travail. Comme les moyens étaient extrêmement limités, ils ont demandé aux paysans de les aider à réfléchir sur comment produire des prothèses avec les moyens du bord.»

L’équipe médicale de HI a littéralement fait un travail de cocréation avec les usagers et les artisans. Ils ont identifié ensemble la matière idéale, le bambou : une matière accessible en quantité; une matière renouvelable et que les Cambodgiens savaient travailler. C’est ainsi que les premières prothèses produites par HI étaient un mélange de bambou tressé, qui étaient assez confortable et souple pour accueillir l’extrémité du membre amputé, et de tiges suffisamment solides et flexibles pour soutenir le poids des personnes adultes. Assemblées avec des bouts de cuir et de métal disponibles sur le terrain, ces premières prothèses n’étaient pas vraiment très jolies à voir, mais constituaient une solution de design adéquate et performante.

LE DESIGN AU SERVICE DE L’ESTIME DE SOI

Avec le temps et les technologies, les prothèses produites par HI sont aujourd’hui le fait de professionnels spécialisés. Aujourd’hui, grâce à des imprimantes 3D, on produit des prothèses à distance des sites de crise. Une lecture précise des membres des victimes permet de reproduire des prothèses sophistiquées, ergonomiques et parfaitement esthétiques, car cette dernière dimension joue un rôle fondamental dans l’acceptabilité des victimes envers elle-même, mais aussi dans l’oeil de l’autre.

«C’est bien le drame des personnes en situation de handicap : être laissées derrière, en marge de la société et souvent pour leur apparence physique.»

LES MONSTRES DE LA GRANDE GUERRE

C’est avec le retour des soldats français après la Grande Guerre qu’est né en quelque sorte ce design au service de l’estime de soi. Les «gueules cassées», comme on les appelait, étaient en fait ces soldats qui revenaient du front affreusement défigurés par les éclats d’obus.

Honteusement abandonnés par l’État, ces hommes offrent une vision d’horreur à leurs familles et à la société. Deux femmes, Suzanne Noël et une Américaine Anna Coleman Ladd, vont leur venir en aide. Dans son atelier, aidée financièrement par la Croix-Rouge américaine, Anna fabrique, à l’aide de moulages et de photos, des masques derrière lesquels les anciens soldats peuvent dissimuler les difformités laissées par leurs blessures. Peints, les masques prennent la couleur de la peau. Au besoin, Anna ajoute des moustaches et parvient à redonner une expression humaine à ces visages dévastés.

Aujourd’hui c’est la chirurgie qui redonne leur dignité aux grands blessés.

Le design est encore un puissant outil de guérison et de réhabilitation pour des milliers de gens blessés et estropiés par la méchanceté des hommes. Une des premières orthèses articulées fût créée il y a 3000 ans et trouvée sur une momie en Égypte. Il s’agit d’un orteil parfaitement reproduit. Il fût testé sur des volontaires en 2011 et s’est avéré parfaitement confortable et esthétique. Ce n’est donc pas d’aujourd’hui que le design est au service de l’estime de soi.

Enfin, on pourra enfin dire avec justesse qu’effectivement, le mot design veut bien dire beau.

À voir : le film The Crip Camp disponible sur Netflix, cripcamp.com

À lire : le magnifique roman de Pierre Lemaître sur les gueules cassées de la Première Guerre, Au

revoir là-haut, Éditions Albin Michel À visiter : le site d’Humanité inclusion, hi-canada.org

Graphiste de formation, originaire de Québec, Benoit Giguère a commencé sa carrière dans différentes agences de communication avant d’être embauché à La Presse où il a piloté tout le volet graphique de la transformation numérique du journal. Il est aujourd’hui vice-président à l’agence de marque BrandBourg et écrit régulièrement une chronique sur le design dans nos pages.

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2023-02-04T08:00:00.0000000Z

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