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«QUAND L’HIVER COMMENCE, TU N’AS PLUS DE VIE»

MARIE-SOLEIL BRAULT msbrault@lesoleil.com

Derrière l’hiver, nos déneigeurs. Petite neige ou grosse tempête, ils répondent présents et veillent à nos entrées, nos rues et nos trottoirs. Sans eux, la saison froide serait beaucoup plus rude.

Quelques petits centimètres de neige viennent de tomber sur Québec. La promesse d’une grande bordée a été retardée de quelques heures. Une heure du matin. Le bruit d’une notification réveille Roger Plante, 68 ans. Il saisit son cellulaire, regarde l’écran. Il doit être au bureau des 3 Déneigeurs dans une heure. Sa conjointe est assoupie à ses côtés. L’expolicier se lève et se dirige à pas de souris vers la cuisine. Il se fait un café et une rôtie. La veille, Roger avait prévu le coup. Ses vêtements sont déjà préparés, question de ne pas réveiller la maisonnée. Quelques minutes plus tard, il est sur la route. Le Québec est toujours endormi. À travers les avenues désertes, des fenêtres sont toujours illuminées. Des familles terminent un film sur le divan. D’autres festoient entre collègues pour célébrer le temps des Fêtes. Le soleil se lèvera dans quelques heures. Comme à son habitude, Roger est en avance. Ce n’est pas pour rien que son patron, Benoît L’Heureux, «en prendrait 10 comme lui». Roger travaille la neige depuis 1993. Passionné de machinerie, il n’est jamais resté bien loin des grands tracteurs qui parcourent les routes lors des courtes journées d’hiver, même lorsqu’il était policier. Il fait partie de l’équipe d’une cinquantaine de déneigeurs, d’opérateurs et de mécaniciens de l’entreprise qui se spécialise dans le déneigement commercial, fondée par Jean-Sébastien Lauzon, Charles Delisle et Benoit L’Heureux. À une centaine de mètres se trouve Entretien JFB, qui offre des services de déneigement résidentiel depuis 34 ans. «C’est sûr que le déneigement, il faut aimer ça», convient Jean-François Bédard, propriétaire de l’entreprise, ayant lui-même déblayé bien des entrées pendant sa jeunesse. «Il faut avoir un esprit d’entrepreneuriat et un esprit d’équipe. Lorsque toute l’équipe se lève la nuit, ça prend des gens qui ont le coeur, le désir et le vouloir d’accomplir quelque chose. Car lorsqu’il y a une tempête, on sait quand on rentre, mais on ne sait pas quand on sort.» Fort de plusieurs employés loyaux, qu’il surnomme «les formidables hommes des neiges», il admet que pour vivre du métier, il faut aussi avoir un amour des grosses machines. «Le déneigement, c’est une satisfaction. Une grosse neige mouillée, l’humain qui la déblaie manuellement en a pour deux heures. Avec une machinerie adaptée, en l’espace de 40 secondes, on fait un succès. C’est gratifiant.»

DES CLIENTS DE GLACE (MAIS PAS TOUS)

Cependant, l’industrie de la neige n’est pas toujours simple. Ou clémente. «Chaque nuit d’hiver, le cadran de JeanSébastien [Lauzon] sonne à 2h du matin,

raconte M. L’Heureux. Il se lève et regarde dehors. Sept jours sur sept. S’il voit des étoiles, il se recouche. S’il y a une apparence de neige ou des flocons, il va se lever aux heures jusqu’à ce que ce soit nécessaire de dispatcher.» Cette réalité est au coeur du fonctionnement de l’industrie. Mais elle est également invisible aux yeux de la clientèle. Car si la neige est un acquis au Québec, le métier de déneigeur l’est aussi. «C’est demandant, la neige. Quand l’hiver commence, tu n’as plus de vie. Ça fait neuf ans que je suis là-dedans, et je ne suis jamais allé fêter Noël ailleurs que chez nous», admet Benoît L’Heureux. Mais l’échange de sourires entre lui et son collègue Martin laisse comprendre que des vacances sur le sable chaud sont déjà au programme pour le printemps. Selon Annie Roy, directrice générale de l’Association des propriétaires de machinerie lourde du Québec (APMLQ), le métier manque de reconnaissance.

«Il faut changer notre vision de tout cet univers-là. Je crois que nous tenons pour acquis le métier de déneigeur.»

«C’est demandant, la neige. Quand l’hiver commence, tu n’as plus de vie»

— Benoît L’Heureux, copropriétaire des 3 Déneigeurs

«Je pense que c’est un métier qui manque beaucoup de reconnaissance par rapport à ce qu’il apporte… Car les gens sont bien contents le matin de se lever et d’avoir une entrée déneigée pour aller au travail sans problème.» La plupart des déneigeurs sortiront lorsque trois centimètres de neige auront tapissé leur secteur. Néanmoins, le temps qu’une première couche soit grattée, une deuxième sera tombée. Une situation qui amène parfois certains clients à lancer des mots moins doux aux travailleurs. «Je pense qu’il va falloir que les gens, éventuellement, soient un peu plus tolérants sur le déneigement, croit Jean-François Bédard. Car on ne peut pas tout faire en même temps.» Le bruit et l’encombrement des machines dans les rues résidentielles ou les petits stationnements sont aussi un point de friction fréquent. «On a un métier qui dérange les gens, ajoute Roger Plante. Mais on est obligé d’être là. Je ne sais pas si les gens comprennent plus ou

«Quand je passe devant une garderie en journée, je suis une

rock star. Les enfants lâchent tous leurs jouets et me regardent. Juste ça, pour moi, ça fait ma journée»

— Roger Plante, déneigeur

moins ce qu’on fait, sauf qu’on est nécessaire. J’imagine que certains doivent s’apercevoir que nous le sommes, mais d’autres, une minorité, n’ont aucune tolérance. Des gens pas contents, j’en ai vu, pis j’en connais. Par contre, moi, ce que je vois, ce sont les gens qui sont contents.» Optimiste de nature, il ajoute que les gestes d’appréciation sont fréquents. «Parfois, je passe devant un dépanneur, et le gars m’offre un café. Un client m’offre une bouteille de boisson. Quand je passe devant une garderie en journée, je suis une rock star. Les enfants lâchent tous leurs jouets et me regardent. Juste ça, pour moi, ça fait ma journée.»

RELÈVE ET RETRAITÉS

Roger Plante fait partie des «travailleurs de rêve» de l’industrie. Il n’est pas seul, mais ils sont peu. Le Québec vieillit. Le bassin de maind’oeuvre s’amoindrit. Dans celui-ci se trouvent toujours des travailleurs «parfaits» pour le métier, les retraités. Mais sans allégements fiscaux, le recrutement se fait difficile. «Tantôt, s’il n’y a pas de crédit d’impôt pour les retraités, il va en manquer, des déneigeurs, prévient M. Bédard. Il va falloir faire venir des immigrants, mais [avec] quelqu’un qui n’a jamais vu de neige, on part de loin.» Le voeu des acteurs dans l’industrie : un crédit d’impôt pour les personnes de 60 ans et plus. «Avec ça, on en aurait plein de retraités, croit le propriétaire d’Entretien JFB. Ce n’est pas compliqué de conduire un tracteur, ils ont tous des maisons. Une sensibilité aux détails. “Faut que je fasse attention à cette rocaille, à ci, à ça.” Notre futur, c’est les retraités. La relève, elle, va à l’école.» L’APMLQ travaille sur le taux d’imposition des retraités. Elle se bat également sur le front du chômage, notamment pour recruter les travailleurs en construction ou en terrassement. «Ça aussi, c’est une main-d’oeuvre très compétente. Mais on n’a pas de souplesse au niveau du chômage pour les faire travailler 10 ou 20 heures, déplore Annie Roy. Dès que le chômeur vient travailler quelques heures, il est pénalisé. C’est triste, car je pense que c’est une main-d’oeuvre qui accepterait de travailler quelques heures par semaine pour avoir un peu plus de sous. On a des solutions, mais on a aussi à convaincre de grosses machines.» Si ces grosses machines étaient plutôt des monticules de neige, «on saurait quoi faire avec», rigole la directrice générale. Elle craint pour l’avenir de l’industrie. Annie Roy a souvent entendu des déneigeurs d’expérience être réticents à laisser leurs enfants suivre leurs traces. «J’ai des entrepreneurs à qui je pose la question : “Est-ce que tes enfants vont continuer ton business?” Ils me répondent : “Annie, j’espère que non”.» «Et ça me désole par rapport à la passion pour le métier. Il ne faut pas que les contraintes en viennent à bout.»

DES QUARTIERS ORPHELINS

La tournure que prend l’industrie risque d’avoir un impact direct sur les résidents et les commerçants. Des quartiers pourraient devenir orphelins. Selon Annie Roy et Benoit L’Heureux, certains le sont même déjà. Mme Roy explique que la hausse des salaires des trois dernières années dans l’industrie — près de 37 % — profite à la professionnalisation du métier. «Les gens qui sont dans l’industrie demeurent dans l’industrie. Il y a moins de gens qui s’improvisent déneigeurs, et ça fait en sorte de valoriser le métier. On s’en va vers quelque chose qui est plus structuré opérationnellement, et les entreprises en déneigement qui survivent, c’est parce qu’elles sont optimisées et bien gérées.»

Mais ce n’est pas sans risque. Si de meilleures conditions de travail augmentent la qualité du service offert aux citoyens et aux commerçants, «ça rend plus difficile la création de nouvelles PME», ajoute-t-elle. «On voit beaucoup d’achats d’entreprises, d’optimisation et de gens qui s’unissent. On en voit beaucoup plus que la naissance de jeunes fleurons», qui, souligne-t-elle, est de plus en plus rare. «Donc, la problématique qu’on rencontre en ce moment, c’est des quartiers où il n’y a qu’un seul déneigeur.» Et la concurrence est importante afin de maintenir des prix abordables et un service constant. Pour cela, il faut des joueurs. «Un citoyen doit avoir le choix entre plusieurs déneigeurs, tranche-t-elle. Mais on voit certains quartiers où il y a deux ou trois déneigeurs, et d’autres où il n’y en a plus. Et par choix ou obligation, les autres entreprises ne peuvent pas nécessairement aller dans ces secteurs-là, car c’est trop loin. Avoir seulement un ou deux espaces dans une rue, ce n’est absolument pas rentable ni efficace.» Cependant, l’hiver ne disparaîtra pas demain matin. Est-ce qu’un jour le Québec pourrait être en manque critique de déneigeurs? «Je pense que ça peut arriver», conclut Jean-François Bédard.

Le bruit et l’encombrement des machines dans les rues résidentielles sont des points de friction fréquents avec les citoyens.

PHOTO LE SOLEIL, YAN DOUBLET

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