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L’IDENTITÉ NUMÉRIQUE MENACE-T-ELLE LA VIE PRIVÉE?

BRIGITTE TRAHAN btrahan@lenouvelliste.qc.ca

Le professeur Clayton Peterson de l’UQTR, spécialiste de l’éthique de l’intelligence artificielle, voit «un énorme problème» du fait qu’il n’y a pas eu de débat de société entourant l’implantation de l’identité numérique des citoyens au Québec et au Canada.

Les cafouillages se multiplient à la SAAQ alors qu’il s’agit du premier banc d’essai pour l’implantation de l’identité numérique au Québec. Toutefois, ce n’est sans doute pas là le plus inquiétant de ce vaste projet.

«Il faudrait d’abord qu’on s’entende socialement sur l’utilité de l’identité numérique», dit-il, «comment on va la concevoir et voir les problèmes éthiques et le cadre législatif qu’on pourrait adapter pour éviter de déraper. On peut s’entendre sur une constitution de l’identité numérique qui va limiter les abus de pouvoir et sur une législation qui va permettre d’encadrer ça. Alors qu’on devrait faire une réflexion en amont, on fait plutôt une démarche qui va nous mettre devant les faits accomplis et on va être un peu pris avec les résultats parce qu’il va y avoir des flous», prévoit le professeur Peterson.

Bref, le gouvernement a sauté des étapes, constate-t-il.

VENDRE LES DONNÉES MÉDICALES

C’est qu’avec l’identité numérique, de sérieux problèmes pourraient survenir, en particulier en matière d’atteinte à la vie privée, comme les croisements de données et la perte du secret médical, d’autant plus que le ministre Pierre Fitzgibbon entend vendre les données médicales des Québécois, car elles vaudraient très cher.

Cela «va à l’encontre des recommandations du Commissariat à la vie privée qui dit qu’il ne devrait pas y avoir de banque de données centralisée. Et là, en plus de vouloir faire une banque de données centralisée, on veut vendre les données», s’inquiète le professeur Peterson qui voit là-dedans «un conflit d’intérêts énorme» de la part du gouvernement du Québec qui «a un intérêt financier à vendre des données».

«Si l’on part de l’idée que l’identité numérique a comme objectif de protéger les citoyens, on est loin de ça», dit-il. «Ça me semble un enjeu important et inacceptable.»

«À mes yeux, ce n’est pas évident que ce soit pertinent de mettre le dossier médical là-dedans. Tout est une question d’à quoi ça sert? Qu’est-ce qui est pertinent? Qu’estce qui est nécessaire? Tout cela devrait faire l’objet d’une réflexion poussée par des experts de divers milieux», estime-t-il.

«Les valeurs éthiques comme l’autonomie décisionnelle, la vie privée, la sécurité, les préjudices potentiels, les iniquités, la discrimination, la stigmatisation, toutes les questions de fraude et d’abus de pouvoir politique, tous ces enjeuxlà ont été assez bien soulevés et considérés dans la résolution du Commissariat à la vie privée du Canada», souligne le chercheur. «Leur résolution propose des lignes directrices. Et quand on regarde ce que le gouvernement fait en ce moment, beaucoup de lignes directrices ne sont pas respectées ou ne sont pas prises en compte, du moins», dit-il.

Pour le chercheur, ce n’est pas le principe d’identité numérique en soi qui pose problème. C’est l’intention derrière le projet et ce que le gouvernement fera de ces données.

EN CONFLIT D’INTÉRÊTS

En plus de vouloir générer de l’argent avec les données de santé des citoyens, Québec ne cache pas qu’il songe à héberger les données sur les serveurs... d’Amazon, donc dans une entreprise privée à l’extérieur du pays.

Afin de mettre les choses en perspective, le professeur Peterson, qui est aussi vice-président du comité d’éthique de la recherche pour les départements de psychologie et psychoéducation à l’UQTR, explique que «dès qu’on a des données qui sont potentiellement identificatoires, on demande de crypter les données; on demande aux gens de ne pas stocker les données sur des serveurs à l’extérieur des juridictions canadiennes. Même pour des projets de recherche en psycho qui ne sont pas ultrasensibles, nos standards sont plus serrés» que ceux du gouvernement, constate-t-il.

Les chercheurs, ajoute-t-il, ont des mécanismes qui les obligent à déclarer leurs conflits d’intérêts à un comité d’éthique, toutefois qu’en est-il du gouvernement? «On a un gouvernement qui est en situation de conflit d’intérêts, mais il n’y a personne au-dessus de lui pour gérer ça», fait-il valoir.

Personne, sauf sans doute les citoyens qui élisent les gouvernements. À ce chapitre, toutefois, le professeur Peterson constate que «pas beaucoup de gens peuvent comprendre les risques qui sont associés à ça et ce que ça signifie réellement.» La littératie numérique n’est tout simplement pas au rendezvous, dit-il.

Dans un article paru dans La Presse Canadienne en janvier, le ministre de la Cybersécurité numérique, Éric Caire, reconnaissait que l’identité numérique pourrait contenir des documents non gouvernementaux appartenant aux citoyens, dont des preuves d’assurance, la carte de crédit (pour «valider le fait que vous avez l’âge légal pour acheter de l’alcool et payer la transaction», avait-il expliqué) et même la carte de débit. M. Caire se déclare, dans ce même article, «cyberparanoïaque» et assure que son ministère accorde une grande importance à la sécurité des informations».

Or rappelons que récemment, 270 permis de conduire ont été retrouvés dans un écocentre de Charlesbourg, une erreur de la SAAQ.

En mai 2021, une brèche informatique avait également mis à risque les données de 5000 parents à la Place 0-5, une plateforme du ministère de la Famille facilitant la rencontre des parents et des services de garde reconnus partout au Québec. La cheffe du parti libéral, Dominique Anglade, avait souligné que le gouvernement de la CAQ faisait affaire avec un tiers pour gérer ces données.

«Tout ce qui est fait par rapport à l’identité numérique devrait être inscrit dans un cadre législatif et en ce moment, j’ai l’impression qu’on fait les travaux par rapport à l’identité numérique sans avoir pris le temps de réfléchir à l’utilité de cette identité numérique là», constate le professeur Peterson. «L’idée d’avoir une identité numérique n’est pas folle au sens où il y a des cas d’usurpation d’identité et des cas de fraude, donc ça peut être pertinent pour aider à contrôler et à contrer l’usurpation d’identité et la fraude, mais y a-t-il juste la fraude ou, comme dans le cas du gouvernement, on veut augmenter l’efficacité de notre administration? Sur les sites gouvernementaux, la prémisse de l’identité numérique, ce n’est pas la protection du citoyen. C’est de rendre les systèmes administratifs plus efficaces», constate-t-il. «L’objectif est de faire le développement de composantes et d’outils communs qui sont réutilisables au profit de la communauté gouvernementale», indique en effet le site du gouvernement.

«Le problème n’est pas le concept d’identité numérique, c’est ce qu’on veut faire avec», explique l’expert en éthique de l’intelligence artificielle.

PERDANT-PERDANT

«On est dans une situation en ce moment où l’on fait face à des fraudes. On fait face à des gens qui vivent des malheurs parce qu’ils se sont fait voler leur identité. On est dans un contexte où des gens n’ont pas respecté leurs devoirs et leurs obligations et là, on essaie de pallier cette situation-là et pour cela, on veut mettre une mesure en place, quelque chose qui a le potentiel de violer la vie privée de gens. À la base, on a un conflit de valeurs fondamental. On a une opposition entre le respect de la vie privée et la sécurité des gens. On est un peu dans une situation de perdant-perdant parce que nécessairement, il y a une valeur qui va être sacrifiée au profit de l’autre» prévoit le professeur Peterson.

«La question que l’on doit se poser socialement, ajoute-t-il, c’est comment on va résoudre ce confit de valeurs là et quelles sont les mesures que l’on va mettre en place pour minimiser les risques et préjudices potentiels?»

Y aurait-il des solutions de rechange moins envahissantes que l’identité numérique? Voilà une question qui devrait faire partie de la réflexion collective qui devrait se faire, estime cet expert.

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