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LE POINT D’EXCLAMATION, CET ÉTERNEL INCOMPRIS!

JEAN-SIMON GAGNÉ jsgagne@lesoleil.com

Six cents ans après son invention, le point d’exclamation triomphe! Il envahit les courriels, les textos, les réseaux sociaux. Donald Trump en fait sa marque de commerce. Du coup, certains puristes s’inquiètent. Ils comparent le «!» à une bibite qui se reproduit plus vite que des souris dans un entrepôt à fromage. Portrait d’un grand sentimental.

À quoi bon essayer de le cacher? Le point d’exclamation n’a pas bonne réputation. Ses détracteurs le trouvent «grossier», «criard», «enfantin». Ils l’associent à un manque d’éducation. Un critique a comparé sa forme à celle du derrière d’un chien avec un seul testicule pendouillant!

Le malheureux «!» a été décrit comme le «selfie de la grammaire». Le symbole d’une époque caractérisée par le «Je!» «Plus tu l’utilises, plus tu as besoin de l’utiliser. Et plus tu l’utilises, plus ce que tu racontes devient insensé,» sermonne le journal The Guardian.1

Souvent, des voix s’élèvent pour réclamer un contrôle plus sévère du nombre de points d’exclamation. Comme s’il fallait combattre une invasion de sauterelles. Promis, juré, nous y reviendrons plus loin. Ne reculant devant rien, le magazine Vice a déjà publié une chronique intitulée «Mort aux points d’exclamation».2

PRIÈRE DE CONSOLER LE POINT AFFECTUEUX!

Pourquoi tant de haine? Nous parlons d’un signe de ponctuation! Pas d’un tueur en série!3 Au temps de sa folle jeunesse, le «!» était surnommé le «point affectueux» ou le «point d’admiration». La marque d’un grand sentimental.

La naissance du «!» reste auréolée de mystère. Selon l’hypothèse la plus probable, il aurait été inventé au 14e siècle par l’italien Iacopo Alpoleio. Monsieur n’en pouvait plus d’entendre des textes lus d’un ton monotone. Il fallait un signe neuf pour exprimer l’émotion!4

Mine de rien, les lecteurs pointilleux auront remarqué que ce texte compte déjà sept points d’exclamation! Un outrage à la grammaire! Pour calmer le jeu, nous proposons ce bref interlude, tiré de la glorieuse histoire du point mal-aimé.

En 1862, l’écrivain Victor Hugo s’inquiète des ventes de son nouveau roman Les Misérables. Depuis Londres, il envoie à ses éditeurs un télégramme qui se limite au signe «?».

L’ami Victor se fait du souci pour rien. Son livre connaît un succès instantané. Les éditeurs lui répondent par un retentissant «!».5

LE TRISTE SORT DE L’INTERROBANG?

Périodiquement, des experts annoncent la mise au rancart du point d’exclamation. Ils lui prédisent le sort du point-virgule, dont les apparitions se font plus rares que celles d’un orignal albinos. Les plus cruels rêvent de le voir finir comme le point d’ironie, un point d’exclamation à l’envers aujourd’hui disparu.

Difficile à croire. Les signes de ponctuation ne sont pas immortels. Ainsi le point «exclarrogatif», alias «l’interrobang», semble quasiment introuvable. Inventé en 1962, il combinait l’exclamation et l’interrogation. Comme dans «Hein?!» Ou dans l’expression anglaise «What the Hell?»6 Tel un ange qui aurait bu trop de nectar, «l’interrobang» n’a jamais pris son envol...

Ne nous éloignons pas du sujet. Comme tous les grands émotifs, le point d’exclamation connaît des hauts et des bas. Au 19e siècle, les écrivains l’utilisent à profusion. Publié en 1813, le chef-d’oeuvre Orgueil et Préjugés, de Jane Austin, en contient 495!7

À la longue, le «!» finit par devenir un synonyme d’excès. L’équivalent d’un acteur qui en met toujours trop. Au 20e siècle, il tombe en désuétude. «Surtout, ne poussez point d’exclamation», conseille une carte postale française de la Belle Époque.

L’écrivain Ernest Hemingway déteste cordialement le «!». Son oeuvre complète, qui compte plus de 100 000 mots, n’en rassemble que 59! Un à tous les 1695 mots!8 À peine plus accommodant, Scott Fitzgerald compare le signe au fait «de rire à ses propres blagues».

BATMAN À LA RESCOUSSE!

À partir des années 1930, le point d’exclamation est surtout associé à la publicité et à la propagande. «La victoire sera à nous!» claironnent les affiches nazies durant la Seconde Guerre mondiale. «Il faut tenir le front!» proclament celles de la Grande-Bretagne, qui montrent un bouledogue avec la tête du premier ministre Winston Churchill.9

Avec le temps, le point d’exclamation devient une caractéristique des «comics» de Marvel. L’impression est médiocre. Souvent, les points deviennent invisibles. Pour plus de clarté, il faut utiliser des signes plus grands. Toutes les phrases se terminent donc par un point d’interrogation ou d’exclamation!10

À un certain moment, Marvel tente de limiter l’utilisation des points d’exclamation, jugés trop «juvéniles». Elle espère ainsi rejoindre une clientèle plus âgée! Ça ne durera pas! Personne n’imagine que Batman donne un coup de poing au Joker sans un VLAM! ou un KABOUM!

Il n’empêche. Jusqu’en 1970, l’utilisation du point d’exclamation demande une certaine dextérité. La plupart des machines à écrire ne contiennent pas de touche «!». Les usagers doivent taper un point, suivi d’un retour en arrière puis d’une apostrophe. Autant dire que l’on se trouve encore à la préhistoire!

LE GRAND RETOUR

Durant les années 1980, les manuels de grammaire conseillent encore de réserver le signe «!» pour les grandes émotions. Dans la série de romans du Disque-monde,

Terry Pratchett l’associe aux esprits «dérangés». Un personnage explique que l’emploi de cinq points d’exclamation successifs équivaut à porter ses sous-vêtements sur sa tête!11

À partir du milieu des années 1990, la multiplication des communications numériques change tout. Il faut compenser l’absence de signes non verbaux. Très vite, on remarque que les utilisateurs du point d’exclamation semblent plus amicaux. En 2014, l’agence de rencontre Zoosk en rajoute. Elle révèle que l’ajout du «!» à la fin d’un message augmente de 10 % vos probabilités d’obtenir une réponse!12

Quelques voix dissidentes s’élèvent. Des spécialistes de «l’étiquette» du Web déconseillent l’utilisation du «!» dans les communications officielles. En 2015, une gourou du marketing associe le signe à un manque d’assurance. Peine perdue. Rien n’arrête la prolifération du «!».

Le signe «!» envahit la publicité.13 Il prolifère sur les pancartes des manifestants. Il apparaît sur certains panneaux routiers, pour signaler un danger. En France, le mouvement du président Macron est baptisé «En Marche!» Et quand les députés européens dénoncent la dérive autoritaire de la Hongrie, ils brandissent une pancarte sur laquelle on ne lit qu’un «!».

Au début des années 2010, la popularité des émojis donne brièvement la frousse au point d’exclamation. Pas moins de cinq milliards d’émojis sont échangés chaque jour!14 Un vrai raz-demarée! Contre toute attente, le «!» s’en tire quasiment indemne. Sa simplicité le rend quasi invulnérable...

DONALD TRUMP M’A TUÉ?

En 2015, l’arrivée de Donald Trump en politique propulse le point d’exclamation vers de nouveaux sommets. Sur Twitter, la moitié des messages du Donald en contiennent! 70% se terminent par un point d’exclamation ou par un mot écrit en lettres majuscules.15

Donald Trump joue la carte de l’émotion. Il vous hurle dans l’oreille! En 12 ans, sur Twitter, il utilise pas moins de 33 000 points d’exclamation!

Les puristes de l’orthographe frôlent la syncope. Encore une fois, certains prédisent la fin du point d’exclamation. On le juge usé jusqu’à la corde. Souillé par les exagérations de Donald Trump. «Le point d’exclamation est fini. Donald Trump l’a tué», clame la magazine Vogue, en 2016.16

Pourtant, même Donald Trump atteint parfois ses limites. Malgré plusieurs tentatives, il ne battra jamais son propre record, établi le 2 mars 2014. Soudain, lorsque le film Esclave pendant douze ans remporte l’Oscar du meilleur film de l’année, Trump explose. Affreux !!!!!!!!!!!!!!! écrit-il dans un tweet qui se termine par 15 points d’exclamation.

NOUS IRONS TOUS À SAINT-LOUIS-DU-HA! HA!

Le point d’exclamation triomphe. Mais la résistance n’a pas dit son dernier mot. En 2016, au RoyaumeUni, le ministère de l’Éducation part en guerre contre l’utilisation abusive de «!». À l’école primaire, il décrète qu’une phrase exclamative doit débuter par «Quoi» [What] ou par «Comment» [How].17

La nouvelle directive est battue en brèche. «Le gouvernement veut pénaliser l’enthousiasme», dénonce The Guardian. La guerre du «!» est déclarée. «Il faut arrêter l’inflation du point d’exclamation», répliquent les porte-parole du gouvernement.

Au Québec, le ministère de l’Éducation se montre plus conciliant. Lors de la correction des épreuves écrites de français du secondaire, il ne pénalise pas la présence d’un point d’exclamation à la fin d’une phrase. Seulement l’utilisation abusive. Un «!», ça va. Deux, c’est trop.

Il faut dire que le Québec entretient une relation assez particulière avec le «!». À preuve, la municipalité de Saint-Louisdu-Ha! Ha!, dans le Témiscouata, détient le record mondial pour le plus grand nombre de points d’exclamation dans une appellation.18

Précisons que le nom n’a rien à voir avec la rigolade. Le mot «haha» aurait été synonyme de «cul-de-sac». Il ferait référence à la courbe prononcée du lac Témiscouata, qui forçait les voyageurs à faire un portage de 80 kilomètres.

Nous vous laissons deviner les jurons que devaient émettre les voyageurs, en s’apercevant qu’ils en avaient pour des heures à transporter leur canot à bout de bras…

UN RECORD EN 126 ANS

Évidemment, on dira que ce texte a beaucoup trop utilisé le point d’exclamation. Il en rassemble plus de 70! Du jamais vu en 126 ans d’histoire du journal Le Soleil! Donald Trump, sors de ce corps!

Pour calmer les puristes de la grammaire, nous donnons le mot de la fin à la minuscule virgule. Juste pour démontrer le pouvoir de la ponctuation. Si vous écrivez : «VENEZ MANGER, LES ENFANTS!», on comprendra que vous êtes un parent un peu excédé. Par contre, si vous rédigez «VENEZ MANGER LES ENFANTS!», on pourrait vous accuser de cannibalisme.19

Tenez-vous-le pour dit !!!!!!!!!!

Notes :

(1) What Overusing Exclamation Marks Says about You, BBC News, 2 mars 2017. (2) Death to the Exclamation Marks, Vice. com, 5 juillet 2023.

(3) Sus au point d’exclamation! Le Devoir, 18 juillet 2016.

(4) Olivier Houdart et Sylvie Prioul, La ponctuation ou l’art d’accommoder les textes, Seuil, 2006.

(5) Florence Hazrat, An Admirable Point. A Brief History of the Exclamation Mark! Profile Books, 2022.

(6) L’interrobang?! Mais c’est quoi d’abord ce truc? L’Obs, 8 novembre 2016.

(7) Shouty Jane Austen? Literary Review, novembre 2022.

(8) Florence Hazrat, An Admirable Point. A Brief History of the Exclamation Mark! Profile Books, 2022.

(9) Zbynek Zeman, Vendre la guerre, Albin Michel, 1980.

(10) Why the Exclamation Mark is Still Something to Get Excited about, CBC Radio, 1er avril 2023.

(11) Don’t Let Anyone Tell You to Chill On Exclamation Marks! Vice.com, 8 janvier 2019.

(12) How Exclamation Points Can Help

You Score a Date! Mashable, 27 février 2016.

(13) Le point d’exclamation envahit les marques et la politique, Le Figaro, 3 juin 2017.

(14) Les émojis, une langue des signes très politique, Le Monde, 18 novembre 2022. (15) The World’s Favorite Donald Trump Tweets, fivethirtyeight.com, 21 juin 2016. (16) The Exclamation Point Is Over.

Donald Trump Killed It. Vogue, 6 décembre 2016.

(17) Nonsense! Backlash Over New

School Rules on Exclamation Marks, The Telegraph, 6 mars 2016.

(18) Saint-Louis-du-Ha! Ha! dans le Livre Guinness des records, Radio-Canada, Ici Bas-Saint-Laurent, 20 septembre 2017. (19) Si vous connaissez ces règles de ponctuation, vous êtes un expert de la langue française, Le Figaro, 26 avril 2019.

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